De notre correspondant à Annaba Mohamed Rahmani Fête pour les uns, défaite pour d'autres, l'Aïd El Fitr a été le coup de grâce qui a envoyé au «tapis» des milliers de familles à Annaba. En effet, pour les ménages, cette année a été riche en... dépenses et a soumis les pères de famille de modeste condition à une pression telle qu'ils ne pouvaient qu'aller de dettes en dettes pour pouvoir «s'acquitter» de ces capitations. Depuis trois ans, ces capitations se sont conjuguées pour arriver presque en même temps, des échéances auxquelles on ne peut se dérober sous peine de paraître aux yeux des autres incapable et indigne d'être un père de famille qui se respecte. Le Ramadhan a été la première «épreuve», un calvaire au quotidien face à des prix qui ont doublé et, parfois, même triplé. Le sachet qui a remplacé ces dernières années le couffin est devenu la hantise des ménagères qui n'en peuvent plus mais qui essayent malgré tout de s'en sortir avec le maigre budget dont elles disposent. Le Ramadhan suppose une amélioration de l'ordinaire, or, même cet ordinaire n'est plus abordable en ce mois de jeûne censé être celui de la compassion et de la piété. A croire que les commerçants se sont passé le mot pour rendre la vie impossible aux petites bourses. Les prix des fruits et légumes ont connu une courbe ascendante laissant loin derrière les petites gens qui se rabattent sur une marchandise de mauvaise qualité tout en jouant sur la quantité. On ne parle plus de kilogramme comme unité, la livre et la demi-livre ont été remises au goût du jour parce qu'on ne peut plus se permettre de «s'offrir» une quantité jugée excessive. «On a doublement serré la ceinture pendant tout un mois, nous confie un vieux fonctionnaire. On jeûne durant toute la journée, on se serre la ceinture pour se sentir encore là puis, on donne un tour de vis supplémentaire pour essayer de rentrer avec quelque chose à préparer pour le f'tour et si possible un peu de zlabia pour remplacer le dessert décrété inabordable. Les marchands n'attendent que ce mois pour nous prendre tout ce qu'on a et ils savent qu'on est obligés d'acheter. Ils font ce qu'ils veulent en l'absence d'un contrôle qui, même s'il est opéré, ne peut rien contre eux.» Les deux premières semaines, on tient en empruntant de l'argent à des cousins ou à des amis. Le salaire perçu s'avère dérisoire face à des prix prohibitifs qui ne cessent d'augmenter. A titre d'exemple, le citron, a atteint les 350 DA le kg, l'ail, lui, a trôné à 400 DA, les haricots à 220 DA et la reine pomme de terre a frôlé les 60 DA. En temps «normal» où la demande baisse sensiblement, avec cette somme on remplit ses «sachets» et on rentre heureux mais, pendant le Ramadhan, cela suffit à peine à «meubler» ce bout de plastique. Avec la 3e semaine, c'est la rentrée qui montre les dents ; c'est la rentrée de toutes les «casses» ; casse-tête pour les vêtements neufs, pour le tablier exigé introuvable et pour les fournitures et manuels scolaires. «C'est plus que je ne gagne en un mois de travail, nous confie un ouvrier dans le bâtiment. Je ne sais plus où donner de la tête, alors j'achète à crédit sur le mois prochain et quand vous achetez à crédit, vous n'avez pas le droit de réclamer et on vous fourgue ce qu'on veut au prix fort. Vous êtes obligé d'accepter parce qu'il faut que les enfants aillent à l'école, pour qu'ils ne soient pas comme moi ouvrier sur un chantier.» Dans les magasins des rues commerçantes à Annaba, les prix de l'habillement pour enfants et adolescents se sont envolés ; on ne trouve pas un article à moins de 700 ou de 800 DA, même ceux dits «démodés» ou prétendus soldés (quel solde ?). Certains se sont rabattus sur la fripe pour dénicher quelque vêtement qui soit assez présentable et qui pourrait faire l'affaire. «Je suis obligée de faire ainsi, nous déclare une femme voilée rencontrée près d'El Hattab. J'essaye de trouver des vêtements pour mon garçon. Je cache ce que j'achète ; je repasse et je mets dans un sachet pour faire croire que c'est neuf sinon mon gosse n'acceptera pas. Je n'ai pas d'argent pour aller dans les grands magasins et l'emmener avec moi pour choisir ce qu'il aimerait porter, alors je me débrouille comme je peux.» Le recours à la fripe, inexistante il y a seulement quelques années, renseigne sur le degré, de paupérisation de milliers de familles soumises à une pression qui devient intenable au fil des ans. Certaines ont capitulé et versent carrément dans la mendicité, occupant les trottoirs et les abords des mosquées ; d'autres ont plongé dans l'illégalité faisant commerce de produits prohibés par des vols, des agressions et des cambriolages. Pour corser le tout, c'est la fête de l'Aïd El Fitr qui vient terrasser les familles à la fin d'un mois plein de misères au quotidien. Pour faire «bien» et «respectable», il faut son plat de gâteaux, de «makrout» et de baklava en dehors des vêtements qu'on doit acheter pour les tout-petits. Et, là, c'est le K.-O. technique ; on n'en peut plus. Une dépense qui dépasse les 10 000 DA pour faire semblant d'être comme les autres ! Il faut dire que, dans notre société, l'individu s'efface. On vit par le groupe pour le groupe et on n'a pas le droit d'en sortir sous peine d'être mal vu. Les autres sont là pour le rappeler et rappeler à l'ordre «les brebis égarées». Jean-Paul Sartre n'avait pas tout à fait tort en disant : «L'enfer, c'est les Autres.» Cela se vérifie chez nous. Sans aucun doute.