Ce jour-là, le conseil municipal de Pierremont est réuni au grand complet. A l'ordre du jour, un problème est inscrit : faut-il, oui ou non, construire un parking pour accueillir les gens des alentours qui fréquentent le marché hebdomadaire ? Et surtout, à quel endroit faudrait-il construire ce parking ? — Mes chers amis, la nécessité d'un parking municipal proche de la halle est évidente. Faute de quoi, nous verrons la population des alentours déserter notre bourg pour aller faire ses courses chez nos voisins de Roustignac. Un murmure approbateur accueille cette déclaration préliminaire du maire. Tout le monde est d'accord. Le financement du parking n'est même pas un problème : la commune est assez riche. Reste la question de l'emplacement. L'emplacement idéal serait celui de l'abbaye ! Celui qui a lancé cette proposition est un élu dont tout le monde connaît les opinions anticléricales. — C'est évident mais, tout de même, raser l'abbaye ! Mais elle est déjà rasée, votre abbaye ! Depuis 1790 ! Alors, un peu plus, un peu moins. Vraiment, qu'est-ce qu'il en reste ? Quelques pans de mur sans aucun ornement architectural. Quelques fragments de statues décapitées qu'on pourrait très bien installer dans le hall de la mairie. Rasons ce qu'il en reste et faisons un parking moderne à la place. On gardera le nom, on mettra une plaque commémorative et Pierremont ira de l'avant... Une salve d'applaudissements salue cette envolée lyrique. Tout le monde est d'accord : l'abbaye de Saint-Norbert n'est plus qu'un lointain souvenir dans la mémoire collective. On parle encore de ses vitraux d'un bleu incomparable, d'une Vierge à l'Enfant qui orne aujourd'hui le musée du Louvre, d'un trésor religieux qui aurait été fondu ou vendu pour équiper les années de la République. Mais de tout ce passé mythique, il ne reste rien que ces quelques pans de murs qui émergent encore du sol. Même la société archéologique locale s'est désintéressée du site. — La crypte elle aussi a été entièrement dévalisée. Si l'on construit un parking, on pourrait en faire... des toilettes publiques. Le gros œuvre serait déjà fait... Quelques semaines plus tard, la décision est prise, les crédits débloqués et une entreprise est chargée de mettre à niveau le terrain. On en fera «le parking de l'Abbaye» tout en conservant les chênes centenaires qui en sont l'unique ornement. Pendant les travaux de terrassement, un vieil érudit local, M. Lengelais, vient traîner ses guêtres autour du chantier. Il examine les pierres que le bulldozer vient de renverser. Le chef de chantier l'interpelle : — Monsieur Lengelais, soyez gentil, ne tournez pas autour de l'engin. S'il vous arrivait quelque chose nous serons responsables. Le chantier est interdit au public ! — Du calme, Labrousse, du calme ! J'en ai vu d'autres en Indochine et au Maroc. Je regarde simplement s'il n'y a vraiment rien d'intéressant sur ces pauvres morceaux de tuffeau. Tenez, justement, regardez cette marque. C'est une marque de constructeur : une équerre. Labrousse s'approche en ronchonnant : — Oui, c'est vrai, une équerre. Pour moi, on dirait une potence, comme quand on joue au pendu. — Eh bien, cette potence, mon cher Labrousse, c'était la signature des bâtisseurs qui ont construit cette abbaye il y a plus de mille ans. — Une potence ! Quelle drôle d'idée ! Je n'aime pas trop ça. — Hé, Labrousse ! un grand gaillard comme vous ne va pas avoir peur d'un trait dans la pierre ! — Bon, en tout cas, soyez gentil, monsieur Lengelais, écartez-vous de mon engin. Si je remarque quelque chose d'intéressant, je vous le dirai. Et le bulldozer se met à rugir pour continuer son œuvre d'anéantissement. (à suivre...)