Nous sommes à Singapour, ville en pleine expansion. Tout bouge sur ce petit territoire où on brasse plus de dollars au kilomètre carré que n'importe où dans le monde. Ce qui n'empêche pas la misère. Dans le bureau de M. Long Si Wong, c'est l'heure d'une conférence au sommet. Quelques hommes d'affaires sont là. Tous les peuples de l'Extrême-Orient sont représentés : des Chinois, des Indiens, des Malais et quelques Européens au teint cuivré par le soleil et le whisky. — Mon cher Wong, personne ne met en doute vos qualités d'homme d'affaires et de bâtisseur. Alors, en tant qu'actionnaire de la société, permettez-moi de m'étonner. Pourquoi refusez-vous absolument de répondre à I'appel d'offres de l'aéroport de Kallang ? Cet endroit est désaffecté depuis longtemps et le terrain vaudra bientôt de l'or. Expliquez-nous pourquoi vous ne voulez pas profiter de cette opportunité. C'est une occasion qui ne se présentera sans doute pas deux fois dans notre vie. M. Wong reste indéchiffrable. Ses yeux bridés se sont réduits à deux fines rainures. Il arbore un sourire inquiétant : — Mon cher Wallby ! Vous autres Européens ne croyez plus à rien. Eh bien, je vais vous dire pourquoi je ne veux même pas songer à construire sur les anciennes pistes de Kallang ! Il y a, en fait, deux raisons. La première est connue de tous, même de vous : Kallang est beaucoup trop près des cimetières de la ville. — Raison de plus ! Les morts ne seront pas dérangés par le bruit des réacteurs. D'ailleurs, il ne s'agit plus de réacteurs puisque la presque totalité de la surface doit être consacrée à la construction d'entrepôts ! — Pour nous autres Orientaux, il ne faut pas déranger les morts. D'ailleurs, l'aéroport de Kallang a été désaffecté à cause des trop nombreux accidents dont il était le cadre... C'est déjà une preuve évidente de la mauvaise volonté des morts qui reposent aux alentours. — Nombreux accidents ! Comme vous y allez ! J'ai beau chercher dans ma mémoire, je ne me souviens de rien de très catastrophique... Wong dit : — Pourtant, votre frère a bien failli y rester il y a cinq ans, dans l'accident de l'Australian Airlines. — C'est vrai ! Mais, comme il en a réchappé, j'ai gommé ce triste épisode de ma mémoire. — Lui en a réchappé, mais il y a eu des victimes. — J'y pense ! Nous pourrions transplanter les cimetières dans une autre zone. Cela ne serait pas trop coûteux et les chers disparus reposeraient au calme ! — Transplanter des morts. Croyez-vous que l'on puisse s'en tirer à si bon compte ? Miss Lawder, nouvelle arrivée à Singapour, revient à l'accident de Australian Airlines : — Ah oui ! C'était l'avion qui reliait Melbourne à Londres. Je me souviens que l'hôtesse de l'air était parmi les victimes. Elle se nommait Gloria Millford. Elle était de Severness, en Australie. La ville où mes parents habitent. Il parait même que le fiancé de la pauvre fille était dans l'équipage. Il était pilote en second. Mais il a survécu. Il se nommait Arrington, je crois. — Pauvre jeune fille ! Elle n'avait que vingt-trois ans ! Quelle tristesse ! C'était son premier vol long-courrier. L'appareil a flambé comme une torche. C'est son fiancé qui l'a retirée de la fournaise. On l'a transportée jusqu'à l'hôpital dans un état abominable. Elle est morte le lendemain matin dans d'atroces souffrances. Quelqu'un précise : — Oui, il paraît même qu'elle était obsédée par une idée. Elle avait perdu sa bague de fiançailles. Elle répétait : «Retrouvez ma bague, retrouvez ma bague. Elle est tombée de mon doigt.» Ce furent ses derniers mots. (à suivre...)