Dimanche 6 avril. 18e jour de la guerre. Il est 14h20. Dans son point de presse quotidien, Mohamed Saïd Essahaf annonce que la garde républicaine irakienne a tué cinquante marines à la suite d'âpres combats dans l'enceinte de l'aéroport. Il ajoute que le reste des troupes américaines est cerné, que six chars ont été détruits et deux hélicoptères Apache abattus dans la banlieue de Bagdad. Tout sourire et sûr de ce qu'il avance, Essahaf conclut : “Vous pouvez ainsi méditer l'efficacité du nouveau style de combat que nos hommes ont adopté pour venir à bout de ces Oûloudj.” Les questions fusent de toutes parts, les journalistes américains et britanniques affichent une moue dubitative. Même les confrères arabes sont incrédules ; l'un d'eux est formel : “Du haut de ma chambre, au 17e étage, je voyais ce matin à l'aide d'une paire de jumelles les marines investir le palais présidentiel de l'autre côté du Tigre. Ils étaient très décontractés. L'un d'eux fumait tranquillement une cigarette en se pavanant aux alentours du palais.” Pour Essahaf, les images vues à la télé et montrant des marines déployés à l'intérieur de l'aéroport sont une pure mise en scène. “Les Américains contrôlent certains points de l'aéroport, juste le temps de filmer et ils se retirent. Moi, je vous affirme que nous les avons écrasés.” A un moment donné, Essahaf s'énerve. Il est vexé, car un journaliste lui a demandé de commenter les déclarations de responsables américains et britanniques qui parlaient déjà de “l'après-Saddam”. “Ce sont des idiots. Ils pensent que parce qu'ils jouissent d'une suprématie technologique, ils peuvent nous mettre à genoux. Sachez que l'Irak, avec son système politique, économique, social, culturel et civilisationnel, sous la direction de Saddam Hussein, ne tombera jamais et il n'y a pas d'Irak sans Saddam.” Dans la foulée, Essahaf adresse de sévères reproches aux médias arabes auxquels il fait le grief de répéter mécaniquement ce que disent les médias de la coalition. Il faut dire que la mission d'Essahaf se complique de jour en jour. La nuit de samedi à dimanche a été explosive. Les combats à l'aéroport font rage, et nul n'est en mesure de savoir exactement ce qui se passe là-bas. Toutes les équipes de télévision qui ont tenté de s'y rendre ont été empêchées. Essahaf nous promet, une nouvelle fois, de nous y conduire par bus. Il nous fait : “Donnez-moi juste une heure ou deux, le temps que mes hommes nettoient l'aéroport.” Pour nous consoler, le ministère de l'Information invite les journalistes à une nouvelle virée en ville. La tournée ressemble davantage à une visite touristique. Le bus nous conduit dans un quartier qui avait été le théâtre d'affrontements féroces, près d'Al-Alaouiya. Un imposant centre de télécommunications complètement endommagé par les bombardements de l'aviation américaine nous horrifie. Il s'appelle Bordj Al-Maâmoune. Nous passons devant l'hôpital Al-Yarmouk, mais le guide du ministère ne juge pas utile de nous y introduire. Pour cause, l'hôpital est à présent entièrement réservé aux militaires, les blessés civils ont été transférés vers les hôpitaux Al-Kindi et Anaâmane. Pas moyen de discuter avec les blessés. Parmi les militaires, le black-out continue. Pas moyen de recouper les déclarations d'Essahaf. Pendant ce temps, les rumeurs les plus folles circulent, prenant tout naturellement - c'est connu - le relais de l'information. Les plus optimistes parlent de pertes considérables dans les rangs de l'armée américaine. Un Irakien chrétien, “clando” à ses heures creuses, raconte : “Ils ont massacré des Américains à l'aéroport. Ils les ont entraînés dans un pavillon où il y avait de l'eau par terre. Ils les ont mouillés et électrocutés avec des câbles électriques. Ils les ont égorgés jusqu'au dernier.” Notre homme est sûr de ce qu'il avance. Pour lui, “les soldats américains sont des amateurs devant notre redoutable Garde républicaine. Ce sont des jeunots appâtés par le dollar”. Côté presse étrangère, les échos sont diamétralement opposés à ces allégations. Témoignage d'un journaliste d'une chaîne de télévision : “La Garde républicaine est en pleine déroute. Les Américains ont décimé les forces spéciales irakiennes. Les éléments de la Garde républicaine qui ont survécu aux assauts des marines enlèvent leur uniforme et se jettent dans le Tigre. On les a vu courir en short de l'autre côté. Des dizaines de militaires sont en train de déserter l'armée. On a vu certains se débarrasser de leur tenue pour passer inaperçus et gagner la station Al-Alaouiya pour quitter Bagdad par n'importe quel moyen. Une vieille femme passait avec un chariot et ramassait les uniformes ainsi abandonnés.” Pour ce que nous avons vu et dont nous avons été témoins nous-mêmes, tout au long de ces assauts des troupes US, nous n'avons pas rencontré un seul GI's ou blindé américain. Bagdad, même blessée, même atterrée, même exsangue, était souverainement libre et fière. Les Irakiens se réveillaient toujours de leur cauchemar avec la même détermination à résister, à se battre pour leur honneur et leur dignité et à mourir les armes à la main. Et tout le monde, absolument tout le monde, tenait à souligner qu'ils ne le faisaient pas pour Saddam mais pour la sainte patrie. Un moral de fer Les rues, les souks et les grandes artères de Bagdad affichaient une bonne animation le jour. La circulation automobile ne s'interrompait que dans les quartiers où les combats faisaient rage. Cà et là, vous pouvez voir des revendeurs à la criée vanter leur marchandise, des petits bouis-bouis proposer des grillades aux passants, des supérettes ouvrir les grilles aux nombreux étrangers qui venaient y faire leurs emplettes. Dans les cafés populaires, les gens se retrouvent autour d'une partie de dominos et s'y oublient comme si de rien n'était. Et où que l'on passe, des mômes nous lancent “hello mister”. Dès que l'on déclare notre nationalité, on nous invite à un “chay”. Des femmes nous souhaitent chaleureusement la bienvenue depuis leurs balcons. Nous sommes vraiment épatés par ce moral de fer des Irakiens, par ce courage et cette générosité. Comme dans toutes les guerres, la débrouille est de mise. Tout autour de l'hôtel Palestine, fief de la presse internationale, des services se sont installés, des marchands, des taxis clandestins, des changeurs, des vendeurs de limonade et de friandises, des cireurs de chaussures. Et il est aisé d'imaginer que toute cette petite faune digne d'un quartier populaire n'avait pas droit de cité aux temps prospères de Bagdad, au milieu de ces palaces. Hichem a 12 ans. La tête d'un vrai petit charlot, espiègle et pétillant de vie, marchant pieds nus et trimballant un boîtier où il traîne une brosse et du cirage. Il n'a de cesse de bouger dans tous les sens pour proposer ses services aux clients de l'hôtel Palestine ou du Sheraton. D'autres jours, il vient avec des boîtes de gâteaux qu'il essaye de nous fourguer. Mais la spécialité par excellence de Hichem, c'est le change. Cambiste dans l'âme, il connaît le cours des monnaies étrangères au troisième chiffre après la virgule. Le môme accepte la moindre pièce, toutes monnaies confondues. Il nous prend un dinar jordanien, contre une bonne liasse de billets. Après, nous comprendrons que, vu l'effondrement du dinar local, les Irakiens veulent au plus vite se débarrasser de leurs billets. Nous sourions d'ailleurs lorsque, à notre arrivée pour changer 10 dollars, on se voit confier deux bonnes liasses de billets à l'effigie de Saddam, tenues avec des élastiques. D'autres sortent carrément avec des sacs en plastique pour 100 dollars. 1 dollar faisait un peu plus de 3 600 dinars irakiens durant notre séjour. Mais les gens ne dépensent pratiquement pas d'argent. Ils ont tout ce qu'il faut, même le carburant. Il est vrai que dans certaines stations, les queues sont très longues. Mais au centre de Bagdad, les automobilistes font le plein normalement à un prix dérisoire. Au bord de la place Al-Firdaws 19h25. Nous sommes à la place Al-Firdaws, à une centaine de mètres de l'hôtel Palestine. Chaque soir, notre ami Djabali d'El Watan et nous-même venons nous asseoir au bord de cette place, tant ce petit carré paisible est rassérénant. Au milieu de la place trône une imposante statue de Saddam, semblable à une statue de Staline. Tout autour de la statue, des piliers dans le pur style de l'architecture grecque. Sur chaque pilier sont gravées ces lettres : S. H. Oui, encore lui : Saddam Hussein. Derrière la place se trouve un somptueux dôme avec des mosaïques d'inspiration chiite. De la mosquée partent des hymnes religieux qui reviennent en sourdine tout au long des bombardements. Bagdad est très soviétique, mais elle est aussi très pieuse. Chaque soir donc, nous venons ici regarder le ciel brumeux de Bagdad. De temps en temps, une étoile nous fait un petit clin d'œil de derrière la brume de pétrole et de poussière. Mais le ciel est généralement opaque. Si un tableau pouvait résumer l'horreur de cette guerre, c'est bien celui-là : un ciel sans étoiles. Les seuls objets qui scintillent dans le firmament sont les missiles, les projectiles de la DCA irakienne, les fusées éclairantes, les balles traceuses ou encore les satellites-espions. De là où nous sommes, nous pouvons suivre les bombardements, les loopings des F16 et F18 américains s'apprêtant à larguer leur m..., ou encore les volutes de fumée noire qui montent d'un bâtiment soufflé. Mais paradoxalement, il nous suffit de baisser les yeux, regarder l'hôtel Palestine avec ces projos, l'armada de caméras dressées sur ses terrasses, les voitures qui passent, les gens qui se baladent, les rires qui fusent de sous les décombres, pour oublier cette satanée guerre et se croire en villégiature. C'est peut-être scandaleux de le dire, mais nous avouons qu'au beau milieu de cette galère, quand nous nous asseyons au bord de la place Al-Firdaws, nous nous sentons investis de la paix divine, et toutes les traînées de fumée que l'on voit dans le ciel noir de Bagdad ne sont plus que des étoiles filantes. (A suivre...) M. B.