Cet aveugle jouait admirablement de la mandoline. La musique était son gagne-pain. Qu'eût-il fait sans son instrument ? Il organisait dans sa petite chambre des soirées de thé pour la jeunesse. Il connaissait d'innombrables airs et d'ailleurs n'avait pas de difficultés à en improviser de nouveaux. Tandis qu'il jouait, les jeunes gens dansaient. Puis on buvait. Quelques feuilles de thé, ce n'est pas onéreux et l'eau est gratuite. On bavardait, on chantait, puis en partant, ceux qui le pouvaient laissaient sur son petit plateau de cuivre quelque menue monnaie qui suffisait à l'aveugle pour acheter son pain, quelques épices et le peu de charbon nécessaire à son canoune (petit fourneau de terre). Lorsqu'un jour, les jeunes qui ont toujours le goût de l'aventure entendirent parler d'un château hanté. Ils s'exaltèrent sur le projet d'y emmener notre aveugle puisque celui-ci ne saurait rien de l'endroit où on l'attirerait et ne verrait certainement pas les fantômes. Ils s'amusaient cruellement à la pensée de l'infirme ainsi aux prises avec les revenants. Ils préparèrent quelques gâteaux et quelques victuailles et allèrent de concert trouver le musicien : «Ya Baba ! Nous sommes invités à une grande soirée. Veux-tu venir avec nous pour jouer de ta mandoline ? Il y aura un bon repas ! Tu feras ton thé. Tu mettras ton plateau et nous te garantissons une belle recette !» L'aveugle accepta. On l'amena. (Dieu sait où les aveugles peuvent être amenés !) Les garçons avaient invité des camarades pour grossir le nombre des figurants de la fête et s'amuser avec eux de la bonne farce faite à l'infirme. Celui-ci, bien innocent, joua de son mieux. Mais, sans qu'il s'en aperçoive, vers 23h 50, les gars s'en allèrent sur la pointe des pieds. Car les fantômes avaient l'habitude de se présenter à l'heure précise de minuit. L'infirme, n'entendant plus rien, constata qu'il restait seul et sans plus se soucier — se drapa dans son burnous, mit sa mandoline par terre, posa sa tête dessus et s'endormit. (à suivre...)