Le vieux Mabrouk habitait avec sa femme et ses enfants dans une humble maisonnette de cette oasis. Il était un des piliers de la grande confrérie des gnaoua dont la plupart des khouan (croyants) sahariens sont noirs. C'était un croyant très pieux. Tous les matins, il ouvrait le premier, dès l'aube, les portes de la mosquée et saluait le point du jour par la prière du «fedjr» où l'on dit que le Seigneur est particulièrement généreux de Sa Grâce. Depuis des années, c'était aussi lui qui était le conducteur du pèlerinage à la kobba de Sidi Moussa, ouali (saint) dont le tombeau se trouvait éloigné d'une quarantaine de kilomètres de l'oasis, à travers des dunes de sable pulvérulent dans lesquelles la marche était particulièrement difficile. Ce pèlerinage était d'autant plus méritoire que la fête du saint avait lieu à la saison chaude. Les gens s'y prenaient donc trois jours à l'avance pour accomplir cette rude étape. Ils emportaient avec eux leurs provisions d'eau et de nourriture, car les collines de sable s'étendaient à l'infini sans aucune ressource humaine. Mais, cette année-là, Mabrouk sentait sur ses épaules le poids de l'âge et du travail. Et il reculait devant la perspective de ces trois jours de marche harassante. Après tout, les jeunes devaient prendre la relève. Il avait fait son temps. Il convenait que le «ouali» rajeunisse les mainteneurs de sa tradition. C'est ce que Mabrouk déclara aux confrères qui venaient lui demander de conduire la procession comme par le passé. La troupe des fidèles de Sidi Moussa partit donc avec ses bannières et ses tambourinaires, mais sans Mabrouk. Le premier jour du pèlerinage, Mabrouk les suivit par la pensée et par la prière. Et la nuit, il se reposa confortablement, chez lui, près du canoun où mijotait une bonne chorba préparée par son épouse. Le deuxième jour, Mabrouk, toujours en pensée avec ses confrères religieux, se sentait un peu attristé d'être retenu par l'âge loin de leur marche et de leur joie spirituelle. Et voici que le troisième jour se passa. On en était à la dernière nuit au lendemain de laquelle la pieuse petite troupe arriverait à la kobba du ouali. Au coucher du soleil, sa femme avait préparé un excellent couscous. Puis elle avait disposé à terre, comme de coutume, la marmite contenant des légumes d'une part et d'autre part une grande gueçaâ circulaire en bois où s'élevait la montagne de semoule arrosée de beurre. Les enfants prirent place sur les nattes tout en rond autour de cette odorante préparation. Mabrouk arriva lui-même et s'assit dans le cercle familial. Il dit : «BismiIlah !» (Au nom de Dieu !) et allait porter la main sur le tas de semoule chaude quand un serpent blanc surgit d'on ne sait où et s'enroula autour de la gueçaâ en dressant sa tête devant Mabrouk. Devant cette défense, Mabrouk sauta en pieds, salua la famille et muni de son seul bâton s'élança de ses pauvres jambes cagneuses, malgré ses trois jours de retard, sur la piste menant à Sidi Moussa. Les enfants qui avaient vu le serpent former chaîne autour du plat furent stupéfaits qu'il ait disparu comme par enchantement. Quant à Mabrouk, il n'a jamais compris par quelle voie mystérieuse, le lendemain, à l'aube, il est arrivé le premier au tombeau du ouali. Il n'a pas vu de tapis volant. Il ne s'est pas senti pousser d'ailes. Il s'est trouvé là, devant la porte de la kobba, comme de coutume, parce que Sidi Moussa l'aimait et que Dieu l'avait permis.