Il y a fort longtemps, un homme s'éprit éperdument d'une femme que personne ne connaissait. Malgré les mises en garde des gens de sa tribu, il l'épousa. Il l'imposa donc aux siens et elle s'installa parmi eux. Il faut dire qu'elle était d'une grande beauté et ce que le pauvre homme ne pouvait pas deviner c'est qu'il s'agissait d'une redoutable ogresse. Comment pouvait-il imaginer une chose pareille ? Non seulement elle était belle, mais elle accomplissait tout ce que pouvait réaliser n'importe quelle autre femme. Elle pétrissait le pain, roulait le couscous, cardait la laine, trayait les brebis... Elle savait tout faire. Elle accoucha même d'une petite fille. Enfin, elle se comportait, dans la journée, en toute chose, comme une humaine. Mais la nuit, elle se conduisait comme une ogresse. Lorsque les hommes du douar rentraient les troupeaux dans les enclos devant les tentes, elle veillait pour dévorer quelques moutons. Le lendemain, chacun s'étonnait : — Comment se fait-il ? Chaque jour, nous emmenons paître nos moutons, nous les ramenons le soir, nous les rentrons dans la zriba (enclos) au complet et le matin, nous constatons la disparition d'un certain nombre d'entre eux. Cela se répétait chaque nuit. Un soir, un vieux prévint discrètement les hommes: — Je vais mettre ma djellaba noire puis me mêler au troupeau pour le surveiller. Il revêtit sa djellaba noire, s'introduisit au milieu des brebis et, accroupi, il attendit sans bouger. Dès que l'ogresse s'assura du sommeil des gens de la tribu, elle se leva et se dirigea vers l'enclos. Elle tendit le bras et saisit ce qu'elle croyait être un mouton. Mais elle attrapa le vieux qui se mit à crier: — Lâche-moi ! Lâche-moi! À moi ! — Oh Sidi ! Pardonne-moi de t'avoir effrayé, mais je suis venue surveiller et je t'ai pris pour la chose qui décime notre troupeau, dit l'ogresse pour endormir tout soupçon. Le lendemain matin, le vieux alerta les autres : — Malheur ! Notre cousin nous a ramené une ogresse. C'est elle qui a anéanti notre troupeau. Nous l'avons pourtant prévenu de ne pas se marier avec cette femme étrangement belle que personne ne connaissait. Le mari s'inquiéta : — Comment ? C'est une ogresse que j'ai épousée ? — Mais oui c'est une ogresse. Tu peux nous croire, affirmèrent les cousins. — Mais non ce n'est pas possible, finit par conclure l'homme qui était aveuglément amoureux. — Mais nous te disons que c'est une ogresse. Réveille-toi et sors de cet envoûtement qui va te perdre. Comme il ne voulut rien entendre, toute la tribu plia ses tentes et leva le camp. L'homme passa une partie de la journée à réfléchir et décida enfin de fuir à son tour. Il attendit que sa femme soit à la source, saisit sa fille, la posa sur son dos et se sauva. Il courut, courut... Ainsi, il parcourut plusieurs régions. Il entra dans un pays, sortit d'un autre pays, entra dans un pays, sortit d'un autre pays (à suivre...)