Le petit Jens rentre de l?école, le 17 octobre 1956, à dix-sept heures. Il fait presque nuit à Hambourg. Il dépose sa bicyclette dans le couloir de l?immeuble et monte en courant les quatre étages qui mènent à l?appartement de ses parents. La vie de Jens n?est pas très gaie. Il partage avec son père la responsabilité d?une mère infirme. Mme Lohen est, en effet, paralysée, son existence se limite à son fauteuil roulant. Dès qu?il sort de l?école, Jens, qui est fils unique, rejoint sa mère. Il ne s?attarde jamais, c?est lui qui doit faire les courses et mettre le dîner du soir en train, sur les indications de sa mère. Le père travaille et rentre plus tard. C?est pourquoi Jens ne joue pas avec les autres enfants. Il a d?autres responsabilités. En entrant, il entend la voix de sa mère, impatiente : «C?est toi, Jens. Dépêche-toi, mon fils, il y a une bonne nouvelle !» Les bonnes nouvelles sont rares. Mais celle-ci est vraiment bonne : l?appartement du rez-de-chaussée est enfin libre. Mme Lohen l?attend depuis des années. Au rez-de-chaussée, elle pourra sortir seule avec son fauteuil, sans l?aide de personne ; c?est enfin un peu de vie, un peu de liberté et un soulagement pour tout le monde. Mme Lohen pourra faire les courses, Jens pourra jouer un peu pendant ce temps et redevenir un enfant comme les autres. Mme Lohen est surexcitée par cet espoir. «Jens, il ne faut pas perdre une minute, tu vas aller porter ce papier et le chèque à l?adresse qui est sur l?enveloppe. C?est pour le contrat de location. Il ne faudrait pas que ça nous passe sous le nez, tu comprends ? Prends ton vélo et va vite, le bureau ferme à sept heures.» Et voilà Jens qui redescend quatre à quatre l?escalier et saute sur son vélo, le précieux papier en poche. Il arrive dans une banlieue noire, trouve l?adresse indiquée, remet le chèque et le contrat de location, et repart. Il pleut à torrents, maintenant, mais il est content et il pédale avec ardeur sur les pavés de Hambourg. Le rayon de son phare éclaire faiblement les arbres, il arrive presque en ville, voici le métro. Oui, mais ce n?est pas la bonne direction, Jens s?est un peu perdu. Il n?a pas fait très attention à l?aller, à force de demander son chemin, et à présent il ne sait plus très bien où il en est. Personne dans les rues. Il fait noir, et soudain, Jens aperçoit un homme dans l?ombre, près du métro. Il est à vélo lui aussi, et semble avoir des problèmes avec son engin, qui date d?avant-guerre. Jens demande sa route à l?homme, dont il distingue le visage sous le chapeau à larges bords. D?ailleurs, il pleut tellement que le gamin parle en courbant la tête sous l?averse. Il ne voit pas les yeux bizarres, sinon il se sauverait peut-être, mais il est trop tard. «Pardon, m?sieur, je me suis perdu, vous pourriez m?indiquer la route de Hambourg ?» L?homme, vêtu d?un long manteau noir, lui propose de le guider jusqu?à l?entrée de la ville. Sa voix est rauque : «Tu n?as qu?à me suivre en roulant.» Voici donc l?homme et l?enfant roulant sous la pluie et dans le noir presque total d?une rue de banlieue déserte. Jens a l?impression que l?homme n?a pas pris la bonne direction, mais comme il s?est déjà trompé lui-même, il ne dit rien. Puis l?homme s?arrête en grommelant, et met pied à terre : «Ma lumière ne marche pas ! l?ampoule est fichue.» Jens a de quoi réparer. Il a même des ampoules dans sa sacoche. C?est un petit garçon organisé et raisonnable. Il se penche sur le vieux vélo avec gentillesse. Et c?est fini pour lui. Il n?a même pas réalisé, rien vu, il tombe sans savoir ce qui l?assomme avec tant de violence.(à suivre...)