Inconscience Quand il descend du bus à la gare Kouche, Nacer ne se doute pas que la nuit même il va commettre le plus horrible des crimes. Autour de lui, la foule est compacte. Les uns se pressent vers les bus garés sous leurs abris numérotés : Sidi Salem, Sidi Amar El-Hadjar?, les autres se dirigeant vers l?étroite sortie, en groupes serrés, sous l??il indifférent du policier en faction devant la grille. La plupart viennent faire leurs courses à El-Hattab et retourneront dans leur village. Nacer se fraye un chemin entre deux matrones portant aux bras des sacs en plastique vides. Un bus, qui amorce son entrée, les repousse contre le mur de brique. Le désordre est indescriptible. Un homme insulte copieusement le chauffeur du bus qui a failli l?écraser, gesticulant au milieu de la foule, le visage rouge de colère? Mais personne ne lui prête attention. Nacer arrive enfin sur le boulevard, et longe le trottoir. Contre le mur, sont assis des marchands à la sauvette qui proposent, sur des toiles cirées, des verres «incassables», des nappes synthétiques de minuscules bouteilles de parfum. Nacer avance, vers le centre-ville, de ses grandes jambes maigres, les mains dans les poches de sa veste en jean délavée. De temps à autre, de légers frissons le prennent et lui rappellent qu?il n?a pas un sou en poche pour acheter sa dose. C?est pour cela qu?il est descendu en ville, dans le vague espoir de se procurer un peu d?argent. Tout naturellement il se dirige vers la rue Gambetta la plus commerçante de la ville, tournant la tête à droite et à gauche à mesure qu?il approche du Cours de la Révolution. Des jeunes de son âge, guettant les agents de l?ordre, agitent, sous les yeux des passants, des gandouras en velours brodées, des chemises, des tabliers. Certains, le cou recouvert de colliers en or, de bracelets aux poignets et des bagues aux doigts, accostent les passantes : «Haja mliha, ya khti, dheb safi ! 18 carats.» D?autres, un peu plus âgés, palpent de grosses liasses de devises, clament : «Devises ! euros, dollars, change, change !». Derrière eux, les magasins de la rue Gambetta, réputés pour leurs marchandises, sont à moitié cachés par de grands rouleaux de tissus multicolores? Nacer fixe, un moment, les liasses de billets entre les mains d?un jeune homme. Il passe la langue sur ses lèvres sèches? Puis il jette un long regard sur le gabarit de l?homme et passe rapidement son chemin. Ses frissons le reprennent et, de temps à autre, il ressent son estomac se nouer? Il s?appuie contre les colonnes du «marché el-hout» regardant des hommes à demi courbés décharger une camionnette de pommes de terre et s?engouffrer à l?intérieur de l?immense bâtisse. Une épaisse couche de crasse recouvre l?entrée, et brusquement un des hommes glisse et perd l?équilibre. Le contenu du lourd cageot se renverse par terre. Nacer, sans hésiter, se met à ramasser les pommes de terre éparpillées et transporte le cageot jusqu?à l?intérieur de la case. ? Saha, oulidi ! lui dit le commerçant, tiens ! et il lui glisse une pièce de 50 DA dans la main. Nacer, content, descend l?escalier graisseux et reprend son chemin, serrant la pièce au creux de sa main.(à suivre...)