Jacques Doucet, célèbre couturier et amateur d'art, était un collectionneur prestigieux. La vente de ses collections fut un événement amplement relaté par la presse. Bizarrement, il rejoint le parcours des Cognacq-Jay, par plusieurs points : une évolution dans les goûts et un revirement de tendance ; l'utilisation de spécialistes pour constituer la collection ; des déboires avec les autorités influentes de l'époque, et une sorte de désintérêt général pour des objets pourtant rassemblés avec passion. Jacques Doucet était né en 1853, sous le Second Empire, et il avait vécu à la campagne, «parmi les cochons» comme il disait, pour soigner sa santé fragile. Son père vendait sous un porche parisien des «gilets de santé». Ensuite il les vendit en boutique et passa au commerce, puis à la création, de robes de plus en plus élégantes. C'est ainsi que Jacques Doucet, quand son père mourut, prit la succession d'une entreprise florissante. Il n'avait pas fait d'études, ignorait jusqu'au nom de Molière, mais il avait du goût, le sens des affaires et, par-dessus tout, l'intelligence de savoir s'entourer de spécialistes efficaces. Doucet menait une vie mondaine intense, caracolant au Bois, jouant au tennis, mais ses clientes ne l'admettaient pas dans le cercle de leurs intimes. Pour elles, il était et demeurait avant tout un fournisseur. Pourtant, Proust et les Goncourt le citent, dès sa jeunesse, comme un couturier et collectionneur renommé. Au début de ses collections, Doucet achète des Degas, puis il les revend pour se consacrer aux peintres du XVIlle siècle, que les frères Goncourt portaient aux nues. Pourquoi ? Cela reste mystérieux. Peut-être voulait-il simplement recréer chez lui le décor que possédaient la plupart de ses riches clientes. Pour abriter ses collections de meubles et de tableaux, il fait construire un hôtel particulier entièrement dans le goût du XVIIIe siècle. Il collectionne aussi les femmes, et se révèle prêt à tout pour séduire une belle rebelle qui lui a avoué : «Quand j'entends la musique de Tristan, je suis si émue que je ferais n'importe quoi...». Il organise alors une soirée avec un orchestre qui, au moment opportun, se met à jouer du Wagner, et se retire quand Doucet estime que la dame est prête à tout... Il ne se marie pas, mais ses somptueuses propriétés sont honorées par une maîtresse pulpeuse qui fascine les jeunes auteurs de l'époque, notamment Paul Valéry. Pourtant, il est désespérément amoureux d'une femme mariée à une brute alcoolique et il attend patiemment qu'elle soit veuve pour l'épouser. Hélas ! elle mourra peu de temps après ce veuvage. Est-ce pour changer de vie que soudain Doucet liquide, au cours de ventes prestigieuses, tout le XVIIIe qu'il a collectionné depuis si longtemps ? A la stupéfaction horrifiée de ses amis et conseillers, une fois empochés les cinq milliards d'anciens francs de la vente, il se jette dans un style tout à fait différent. Watteau, Georges de La Tour et Fragonard laissent la place à Manet, Cézanne, Degas, Van Gogh et Renoir. Cela ne durera pas. Doucet sent que ces impressionnistes déjà consacrés ne sont plus l'art vivant de son époque. Ils disparaissent de ses murs en 1917, pour laisser la place à Matisse, Picasso, Chirico, Brancusi, Braque, et à l'art africain.