Le père missionnaire, André Dupeyrat, se repose dans sa chambre, après une épuisante tournée dans les villages indigènes de la forêt. Nous sommes en octobre 1947. A cette époque, le temps des explorations et des missions est pourtant révolu, c'est, au contraire, celui de la décolonisation qui se prépare. Mais pas en Nouvelle-Guinée, qui est restée l'endroit le plus ignoré et le plus dangereux du monde. Cette grande île équatoriale au nord de l'Australie, couverte d'une forêt impénétrable, n'a pas encore été atteinte par la civilisation et les tribus anthropophages y sont nombreuses. C'est dire que les missionnaires y ont encore du travail. Le père Dupeyrat n'est rebuté ni par la tâche ni par le danger. Ce robuste Belge de trente-cinq ans, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, a demandé de lui-même à être envoyé dans ce pays. Et depuis six mois qu'il est là, il obtient des résultats remarquables. Il faut dire qu'il n'hésite pas à aller là où aucun religieux ne s'est aventuré avant lui, dans des villages réputés hostiles à toute civilisation. Il n'est pas sûr que le père Dupeyrat parvienne à des conversions au sens strict du terme, mais il a réussi à se faire admettre et respecter. Les Papous, qui forment la totalité de la population de l'île, commencent à avoir des échanges avec lui, car le religieux a pris soin d'acquérir les rudiments de leur langue. Bref, par son courage, son énergie et son sens des contacts humains, André Dupeyrat est en train d'obtenir des résultats remarquables. Pour l'instant, le missionnaire s'est octroyé quelques jours de repos dans la bourgade de Fané, occupée uniquement par des Blancs, européens et australiens, au bord du fleuve Mamberamo. La cité, qui est ravitaillée par bateaux à moteur, ressemble à une oasis au cœur de la jungle. Elle est habitée par une centaine de personnes et protégée par quelques militaires anglais. Le père vient s'y reposer de temps en temps, dans les bâtiments attenants à l'église. André Dupeyrat goûte à un repos bien mérité et dans des conditions confortables, pour la première fois depuis des semaines, lorsqu'il est tiré de son sommeil par Aitapé, un Papou qui lui sert de domestique. — Père, père, réveille-toi ! C'est très grave ! Le religieux reprend ses esprits avec peine. — Tu entends le tambour ? Effectivement, au loin, quelque part dans la forêt vierge qui entoure Fané, retentissent des coups sourds frappés avec lenteur. L'effet produit est passablement inquiétant. C'est la première fois que le père Dupeyrat entend une chose pareille. — C'est étrange ! Qu'est-ce que c'est ? C'est l'appel des sorciers. Ils te lancent un défi. Il faut partir ! — Qu'est-ce que tu racontes ? — Les sorciers se sont réunis. Ils veulent ta mort. Tu détournes les Papous du culte des ancêtres, alors ils te lancent un défi. Aitapé, que le père a toujours vu jusque-là calme et souriant, semble bouleversé. — Quel défi ? Je n'y comprends rien ! — Quand le tambour s'arrêtera, les gens vont venir des villages pour avoir ta réponse. Il faudra leur dire «non», mon père. Il faudra leur dire que tu pars, sinon tu es mort ! — Il n'est pas question que je parte. Je suis certain qu'ils n'oseront pas m'assassiner. — Si, mais pas avec les flèches ou les sagaies : ça, ce sont des armes de guerriers. Ils vont utiliser l'arme des sorciers... Aitapé a l'air totalement terrorisé. Il baisse la voix : — La flèche du diable... Au loin, le tambour vient brusquement de cesser. D'après ce qu'a dit Aitapé, les Papous vont maintenant converger vers Fané pour lui demander sa réponse au défi des sorciers. André Dupeyrat a la tête solidement posée sur les épaules. Il n'est pas du genre à s'émouvoir facilement. Pourtant, il se rend bien compte que la situation est grave. (à suivre...)