Le jour où Jean entendit pour la première fois parler de la Société des Amis de Haggard, elle était assise à son bureau, dans les locaux de la radio, et passait en revue le registre des publicités diffusées la veille tout en se demandant s'il fallait programmer les messages des gros annonceurs pendant les pauses de trente secondes censées interrompre le match de base-ball. Comme toujours, un haut-parleur transmettait le programme en cours dans chaque bureau du bâtiment. Bien qu'il fût permis de l'éteindre, personne, au service comptable, ne trouvait jamais le courage de le faire. Si bien que Jean ne fut pas la seule à entendre l'annonce suivante : «La réunion mensuelle de la Société des Amis de Haggard prévue pour ce soir a été reportée à demain soir, huit heures, à Fenley Hall. Le conférencier invité sera Eugene Forsyth.» Jean se tourna vers la jeune femme du bureau d'à-côté. — Marge, c'est quoi, Les Amis de Haggard ? — Pas la moindre idée. Je n'en ai jamais entendu parler. C'est peut-être une de ces associations d'entraide. Pourquoi cette curiosité soudaine ? — Le type qui doit parler, c'est mon frère. Ça fait deux ans que je ne l'ai pas vu. Je ne savais même pas qu'il était revenu en ville. — C'est peut-être quelqu'un qui porte le même nom ? — Possible, approuva Jean. Mais c'était peu probable, Eugene n'étant guère un prénom à la mode. Son frère était son aîné de trois ans et, en grandissant, il avait résisté à la tentation de se faire surnommer Gene pour que les gens ne confondent pas son nom avec celui de sa sœur. Leurs parents n'y avaient pas pensé en les baptisant. A l'âge de dix-huit ans, Eugene était parti faire ses études dans l'Ohio, et puis, au bout de deux ans, il avait laissé tomber. Il leur avait expliqué qu'en travaillant un an et en se domiciliant dans la région, il pourrait assister aux cours de l'université à moindres frais. Mais il n'y était jamais retourné et ses lettres s'étaient faites de plus en plus rares. Deux ans plus tôt, Jean s'était rendue là où il vivait, à Cleveland. Sa mère avait déménagé en Floride et elle se sentait, au cours de cet été-là, particulièrement seule. Elle voulait revoir Eugene pour renouer des liens qui s'étaient distendus depuis qu'il avait quitté la maison. Il habitait un appartement dans la plus vieille partie de la ville, un ancien quartier bourgeois désormais gagné par la misère. Par la fenêtre, Jean voyait les dealers opérer au grand jour, juste au coin de la rue. Eugene prétendait être employé comme éducateur dans un camp de vacances. Mais on était à la mi-juillet et il ne paraissait pas travailler du tout. Elle ne chercha pas vraiment à en savoir davantage. Au bout de trois jours, elle interrompit son séjour et rentra chez elle. Depuis, elle ne l'avait pas revu et, en dépit de la visite qu'elle lui avait rendue à Cleveland, Eugene ne s'était même pas donné la peine de lui envoyer une carte à Noël. (à suivre...)