Spécificité n Parmi les deux ou trois petites choses que nous envie le monde entier, c'est la saveur unique de notre viande de mouton. Elle sent la steppe, le doum et le romarin où que vous soyez. Elle est à l'image de nos pâturages, ni trop grasse ni trop maigre, mais bien en chair. L'histoire de notre mouton mérite d'être connue parce que, en ces lendemains de l'Aïd, il n'y aura que du ghelmi dans nos assiettes, ou presque. Il faut savoir que 60% de l'économie de notre pays avant l'occupation française, était constituée par l'élevage ovin. Il est difficile d'avancer un chiffre, même approximatif, du nombre de têtes avant 1830, mais il devait certainement tourner autour des 300 000. Cependant une chose est sûre. De grandes fortunes se sont bâties grâce à ce cheptel avant et après l'Indépendance. Surtout dans les régions des Hauts-Plateaux comme M'sila, Tiaret, Saïda, El-Bayadh, Aflou et même Tissemsilt. Dans les années 50, par exemple, des propriétaires tels que Belkalakhi possédaient jusqu'à 20 ghelmi. Un ghelmi dans le langage de la steppe est l'équivalent de 120 moutons. Le berger qu'on recrutait en général dans le même douar ou à défaut dans la même tribu, était payé de la façon suivante : à une nuance près suivant les régions. D'abord, il avait droit chaque semaine à deux couffins de provisions. Il y avait du café, un pain de sucre, des lentilles, de la semoule, de l'huile en vrac, des dattes concassées, des allumettes et souvent du tabac à chiquer Benchicou, sans oublier, bien sûr, les feuilles de henné. Il avait droit également à toute la laine du troupeau, qu'il tondait lui-même chaque année. Il pouvait enfin disposer du lait des brebis comme il voulait. Du reste, il en faisait du petit-lait qu'il vendait, du beurre ou même du beurre sucré, un produit rare sur le marché et actuellement introuvable. Parfois – pas toujours – le propriétaire grand seigneur lui offrait à la fin de chaque printemps une demi-douzaine d'agneaux en guise d'étrennes. Pour les citadins qui n'ont aucune idée du métier de pasteur, le mouton n'est pas engraissé en vase clos, dans une écurie ou dans un espace fermé. Au contraire, il circule de région en région en fonction des pâturages et de leur disponibilité. Ce qui explique pourquoi tout le cheptel transhume selon les saisons, en hiver au Sud et en été au Nord. Le déplacement de centaines de têtes pose parfois de sérieux problèmes aux riverains dans la mesure où ces bêtes compromettent des récoltes. Et quelquefois, malheureusement, les querelles se règlent à coups de fusil de chasse ou par l'intervention de la Gendarmerie nationale. Ces cas sont extrêmement rares. Il est clair que cette «industrie»du mouton fait vivre, bon an mal an, des milliers de travailleurs et leurs familles, parfois des régions entières comme Sougueur, ex-Trezel, aujourd'hui chef-lieu de daïra dans la wilaya de Tiaret. Au siècle dernier, la localité comptait 5 000 habitants lorsqu'elle est devenue le second marché à bestiaux du pays après El-Harrach. Le jour du marché hebdomadaire, le samedi, tout le monde avait quelque chose à faire. Les maquignons, les commerçants en alimentation générale, les bouchers qui avaient l'occasion de faire de bonnes affaires, les lavandières, les tisserands, les bourreliers (tout le monde circulait en calèche), les forgerons et même l'écrivain public parce qu'il y avait toujours quelqu'un qui avait une chikaya à adresser à l'administrateur de la commune ou à la direction des impôts. Bref, tout le monde trouvait son compte y compris les bonimenteurs du souk, les cafetiers, les maddahs et les prestidigitateurs occasionnels dont les tons soulevaient des tonnerres d'applaudissements d'une foule incrédule.