Belle journée, n'est-ce pas, Théobald ? Alexander Craig vient de poser cette question sans attendre la réponse. D'ailleurs, Théobald ne répond jamais à la question qu'il lui pose rituellement chaque matin avant de partir pour son travail. Ce n'est pas que Théobald soit mal élevé c'est tout simplement un poisson rouge. Alexander Craig déverse quelques miettes de pain dans l'aquarium, va ouvrir la fenêtre et pénètre sur un joli balcon chargé de géraniums de toutes les couleurs. En bas, lui parvient un bruit intense d'animation urbaine, car nous sommes au cœur de Londres, dans la City. Avec autant d'application que pour nourrir son poisson rouge, Alexander Craig arrose chacune des fleurs et coupe au sécateur les feuilles fanées. De retour dans l'appartement, il passe dans une autre pièce, non sans avoir pris soin de fermer la porte de communication. A sa vue, un chat siamois s'étire paresseusement et quitte le canapé pour venir dans sa direction. — Belle journée, Archibald ! Plus loquace que son compagnon aquatique, Archibald émet un petit grognement de contentement et suit son maître dans la cuisine. Il attend patiemment que celui-ci sorte du garde-manger une assiette de poisson et un bol de lait. Toutes ces formalités quotidiennes étant accomplies, Alexander Craig prend son chapeau à la patère de l'entrée et s'en va. Il marche sans se presser dans les rues de Londres. Le trajet qui le sépare de son bureau n'est pas long et il le fait à pied tous les jours. A vrai dire, Alexander Craig ne se distingue pas trop des autres messieurs qui marchent en même temps que lui dans la rue. A cinquante-cinq ans, il est le type même du gentleman britannique. Il en est même la caricature : chapeau melon, costume gris anthracite, col dur, nœud papillon, souliers vernis, ainsi qu'un parapluie quel que soit le temps. Et pas besoin d'être météorologiste pour être certain qu'il n'y a pas d'averse à redouter. C'est vraiment une belle journée, comme Alexander l'a dit à Théobald et Archibald. Pourtant, cela ne l'empêche pas d'afficher une mine soucieuse. Il faut dire que la situation est plus qu'inquiétante, ce 21 juin 1940. Les nouvelles venues de France sont catastrophiques. Cinq jours plus tôt le gouvernement Reynaud a démissionné, le maréchal Pétain a été appelé au pouvoir et, le lendemain, il a demandé l'armistice à l'Allemagne. L'armée anglaise a pu rembarquer tant bien que mal à Dunkerque mais son état n'est guère brillant. Maintenant c'est l'Angleterre qui est l'objectif de Hitler et le pire est à craindre. Oui, malgré le soleil radieux de cette première journée d'été, l'avenir est sombre, très sombre. Alexander Craig, de son pas régulier, est arrivé à Threadneedle Street, devant le bâtiment de la Banque d'Angleterre, dont l'architecture imite l'Antiquité avec plus ou moins de bonheur. C'est là qu'il travaille. Il y occupe même un poste très important. Car Alexander est un exemple remarquable de réussite sociale. Parti de rien, puisqu'il est enfant de l'Assistance, il a réussi à force de travail et de sérieux à s'élever aux plus hautes responsabilités. Celles-ci n'ont pas eu la moindre influence sur sa vie privée. Il est difficile d'imaginer une existence plus uniforme et plus rangée que la sienne. Sans famille, ayant très peu d'amis, juste quelques collègues de travail, il est célibataire endurci. En fait, il n'a qu'une seule passion : son métier. Il emporte du travail à son domicile, ce qui est une preuve de confiance remarquable de la part de ses chefs, car il s'agit souvent de dossiers confidentiels. (à suivre...)