Il est cinq heures de l'après-midi, ce 25 juin 1993. L'heure en elle-même n'aurait qu'une importance secondaire si nous n'étions en Angleterre. Car, cinq heures de l'après-midi outre-Manche, c'est l'heure du thé. A la même minute, dans les foyers restés fidèles aux habitudes traditionnelles, les théières fumantes ont pris place à côté du pot de lait et des gâteaux secs. Et dans bien des entreprises encore, malgré la crise et tous les problèmes qui secouent le pays, les employés s'arrêtent quelques instants pour sacrifier au rituel quotidien. Les laboratoires pharmaceutiques Hamilton, à Bovingdon, ont conservé cette habitude. Stanley F., le magasinier, préposé depuis longtemps à cette quotidienne mission, fait le tour des bureaux avec son plateau. Il est accueilli comme chaque jour avec cordialité. «Hello Stanley, belle journée, n'est-ce pas ? Un nuage de lait, comme d'habitude...» Ce sont des paroles courtoises et banales comme en échangent des milliers de Britanniques au même instant. Pourtant, ce jour-là, aux laboratoires Hamilton, l'heure du thé sera loin d'être banale, elle va même être très particulière. Stanley F., après avoir fait le tour des laboratoires, se dirige avec son plateau vers les bureaux de la direction. Dans les couloirs, il croise quelques employés qui lui adressent un sourire de convention. Il a l'habitude. Depuis quinze ans qu'il est dans la maison, personne n'a vraiment fait attention à lui. Qui, d'ailleurs, ferait attention à ce magasinier de trente-cinq ans, chétif, aux allures effacées, aux cheveux bruns soigneusement peignés avec une raie au milieu ? Un garçon de café : c'est l'image qu'il doit donner à tous ces gens pour qui il n'est, dans le fond, pas autre chose. Et pourtant, s'ils savaient ! S'ils cherchaient à connaître la réalité derrière les apparences. S'ils lui posaient des questions, mais des vraies questions, pas sur la pluie et le beau temps ou le dernier match de foot, alors Stanley tâcherait de leur faire comprendre, de leur expliquer qu'il est bien autre chose qu'un simple magasinier. Il leur parlerait, par exemple, de son admiration pour Hitler, le plus grand homme qui ait existé. Ou alors il leur raconterait son enfance et cette manie qu'il a depuis qu'il est tout petit : sa passion pour les médicaments. Il en emportait dans ses poches, à l'école. En cachette, chez lui, il ouvrait les flacons et il les humait. Il adorait l'éther surtout. Dès son plus jeune âge, il avait décidé de travailler dans la pharmacie ou pas du tout. Voilà qui est quand même peu banal ! C'est quelque chose qui le distingue des autres magasiniers. Mais personne n'a jamais eu la curiosité d'interroger Stanley F. sur Hitler ou sur son enfance. Et puisqu'il en est ainsi, il va leur montrer lui-même qui il est. Ce ne sera pas difficile. Il n'aura rien d'autre à faire que ce qu'il fait chaque jour : servir le thé... Stanley F. frappe trois coups discrets à la porte vitrée du bureau de William Ross, l'assistant du patron, et entre. A son arrivée, William Ross ne lève pas la tête de ses dossiers. Il lui marmonne, tout en continuant à griffonner ses notes : «Bonjour, Stanley, laissez ma tasse sur le bureau, je vous prie.» William Ross, un grand gaillard blond, est plus jeune que Stanley, il doit avoir juste la trentaine. Mais il a fait une belle carrière. Rentré comme simple laborantin, il vient d'être nommé, après un peu plus de cinq ans, à la direction. Stanley F. pose le thé : «Deux sucres comme d'habitude, monsieur Ross ?» L'autre émet un grognement, toujours sans lever la tête. Il ne voit pas le regard du magasinier qui est braqué sur lui ni sa grimace amère... Stanley : tout le monde l'appelle par son prénom. Pourtant, il a un nom de famille comme les autres. Lui, il est bien obligé de dire : monsieur Untel, madame ou mademoiselle Unetelle, et on lui répond : «Posez ça là, Stanley... Belle journée, Stanley.» (à suivre...)