C'est le bazar.... Le grand bazar à Annaba, une ville abandonnée, «confisquée», défigurée et encanaillée. Une ville qui plonge et qui s'enfonce dans l'anarchie chaque jour un peu plus, une dégénérescence et un retour inexorable à la désolation et au chaos. L'Etat, pourtant omniprésent, ne fait plus que de la figuration, ses agents déployés n'interviennent pas, ils se contentent juste d'être là. Sans plus. L'invasion continue. Au départ sournoise, timide et discrète, aujourd'hui elle est flagrante, elle s'étale au grand jour dans toute sa laideur. Provocatrice, elle se développe et s'étend pour occuper tous les espaces. Cette invasion de l'informel dans les rues de la désormais ex-Coquette est devenue incontrôlable à tel point que les tenants de ce commerce se sont partagé la ville en s'attribuant des espaces et des «territoires» bien définis. Ils agissent désormais en territoire conquis, narguant les policiers et les commerçants établis en investissant les chaussées et les voies publiques. De la rue Gambetta, célèbre pour ce type d'activité, on a débordé sur les autres rues pour atteindre le cœur de la ville et le transformer en souk, au sens propre du terme, et où on trouve de tout. La marchandise est étalée à même le sol, sur les trottoirs ou sur la chaussée confisquée à la circulation automobile, d'autres ont planté de grands parasols ou ont monté des armatures métalliques recouvertes par des bâches juste devant les magasins à qui on a concédé juste un petit passage. La rue Bouskara, qui donne sur le rond-point d'El Hattab, n'est presque plus empruntée par les automobilistes du fait de l'encombrement. Elle s'est transformée en une boutique à ciel ouvert : vêtements pour hommes, enfants, femmes, couvertures, ustensiles de cuisine, fournitures scolaires, serviettes, charrettes de fruits et légumes poussent leur incursion jusqu'à la rue Ibn Khaldoun. Là, les marchands occupent carrément la rue et malheur à tout automobiliste qui heurterait ces étals qui ont accaparé la chaussée. La circulation automobile est devenue quasi impossible et des bouchons se forment souvent avec en prime des altercations et des bagarres qui se terminent à l'hôpital. Champ de Mars, champ de légumes pourris Du côté du Champ de Mars, on n'en peut plus, les riverains qui se sont plaints à maintes reprises de l'invasion continue des vendeurs à l'origine de bien de désagréments et qui ne voyant rien venir en sont venus aux mains avec ces commerçants si bien qu'il y a eu récemment une véritable bataille rangée. Tout le quartier de la station Kouche s'est transformé en marché de fruits et légumes, aucun véhicule ne peut passer à part ceux venus livrer la marchandise ; un marché sans aucune forme de contrôle, juste devant les magasins dont les propriétaires subissent en silence les désagréments et les aléas. Saletés, ordures de toutes sortes, vente à la criée, altercations entre vendeurs et clients et le soir après le retrait de la cohue, les espaces «rendus» au public font figure pâle et il faudrait une armée de balayeurs et d'éboueurs pour enlever toutes les immondices qui se sont entassées Pelouses ? Vous avez dit pelouses ? Les pelouses fleuries du côté d'El Hattab, qui faisaient la fierté de la ville du temps où le service des plantations de la commune les entretenait, ont disparu. Ecrasées et piétinées par les dizaines de vendeurs qui s'y sont installés, elles ont été supplantées par des parasols et des armatures métalliques où des produits de toutes sortes sont exposés. Et là, c'est l'anarchie dans toute son expression. Pêle-mêle, on y trouve de tout, de la volaille au coupon de tissu en passant par les vêtements, la chaussure, le foulard, le hidjab, le kamis, les ingrédients de cuisine, les œufs, les sous-vêtements, la parfumerie, les conserves, etc. Le tout importé illicitement et vendu sur la voie publique. Des millions de dinars sont ainsi brassés chaque jour dans la rue, des sommes colossales qui échappent à tout contrôle, les liquidités qui font cruellement défaut dans les banques et dans les postes sont là par sacs entiers et qui changent de mains le temps d'une transaction. De l'origine de l'anarchie Mais d'où proviennent toutes ces marchandises qui inondent le marché et qui détruisent chaque jour un peu plus l'économie locale? «Nous nous approvisionnons à partir des souks d'Aïn M'lila, de Tadjenanet et d'El Eulma, nous confie un vendeur, on achète en gros et sans facture et on achemine la marchandise jusqu'à Annaba dans des fourgons la nuit.» Ce n'est pas chose facile, poursuit-il, le souk d'Aïn M'lila qui se tient les samedi et mardi, grouille de monde dès 3 heures du matin. Les importateurs arrivent avec leurs camions et exposent leurs produits, vous achetez à vos risques et périls : marchandise périmée, contrefaite ou de bonne qualité, et bien sûr, sans facture. «Si vous voulez en avoir une pour ne pas avoir des problèmes en cours de route, il y a les porteurs avec leurs charrettes qui peuvent faire apposer un cachet au bas du document que vous aurez préalablement établi moyennant 500 DA mais celui-ci n'est valable qu'aux yeux de la police ou de la gendarmerie parce qu'ils n'ont aucun moyen de contrôle contrairement aux agents des douanes qui découvrent très vite que le document est faux. Votre marchandise est alors saisie ainsi que le véhicule et en plus vous aurez à en payer dix fois le prix mais il y a toujours moyen de s'arranger, vous graissez la patte et vous passez. Si vous refusez, vous perdez tout. Cependant, il y a un autre moyen, nous envoyons un éclaireur qui "ouvre la route", dès qu'il repère un barrage des douanes, il appelle et nous nous arrêtons de rouler jusqu'à ce que celui-ci soit levé et là il faut foncer à toute vitesse avant que les douaniers n'aient le temps de s'installer plus loin. C'est un jeu du chat et de la souris mais la plupart du temps on réussit à faire passer la marchandise grâce au téléphone portable.» Pour les livraisons, notre interlocuteur nous dira qu'il fait la tournée des commerçants qui ont commandé la marchandise. Ces derniers achètent des documents qui prouvent l'importation légale des marchandises des faux, bien sûr, et le tour est joué. Ce qui est étonnant, selon notre interlocuteur, c'est que ces marchandises arrivent par conteneurs entiers dans les ports ou par voie terrestre à partir des frontières et atterrissent dans ces souks. Souks qui s'exposent au grand jour en présence de la police et de la gendarmerie et personne n'inquiète ces grossistes. «Mais pour notre cas, nous déclare-t-il, c'est tout le contraire, on est poursuivi et harcelés sur les routes alors que nous sommes sur le territoire national. Nous n'avons pas volé ces marchandises, nous les avons achetées pour les revendre et pouvoir vivre, qu'ils arrêtent les autres, ceux qui font entrer des conteneurs !» La situation d'une manière générale à Annaba illustre la déliquescence des services de l'Etat, une «décomposition» de son autorité et une négligence annonciatrice d'une anarchie qui viendra sur tout. Les signes avant-coureurs du chaos. La loi et l'ordre sont mis en veilleuse, la conjoncture actuelle, dit-on, ne permet pas d'intervenir et d'appliquer la loi alors on laisse faire et c'est la fuite en avant qui menace les fondements mêmes de l'Etat.