«Chréa n'est pas tombée.» Cette vieille expression algéroise, qui signifie littéralement que la montagne du même nom ne s'est pas effondrée, veut dire que le pire n'est pas advenu. Belle formule pour qualifier le vendredi de l'indignation de la rue algérienne. Magnifiques de solidarité avec le nouveau martyr palestinien, les Algériens ont en effe brisé le cercle de la peur et de l'interdit et manifesté dans un mouvement indomptable. Oui, l'Algérie entière, dans un élan unanime et spontané, a donné de la voix à sa colère et à sa révolte. Chemin faisant, elle a semblé dire qu'il était finalement interdit d'interdire. Et qu'on ne pouvait plus le faire jusqu'à la Saint-Glinglin... Oui, il y a eu, ici ou là, quelques dégâts collatéraux. Regrettables, bien sûr, souvent le fait de quelques jeunes égarés, de loubards surexcités ou de petites frappes isolées. Pour autant, «Chréa n'est pas tombée» sur la tête du régime qui a toujours le trouillomètre à zéro lorsqu'il s'agit des mouvements de foule. Celui-ci, adepte du principe de précaution algérien selon lequel une porte qui «ramène le vent» doit être fermée, verrouille à double tour. Avec une main de fer rarement gantée de velours, il bloque et fige l'espace public. Naturellement, l'argument pour justifier l'interdiction des rassemblements et des manifestations en dehors des lieux fermés soumis à autorisation préalable existe : c'est l'état d'urgence en vigueur depuis 1992. Avec le temps qui passe, à force d'être répétée à l'envi, tel une antienne, l'affirmation devient excuse, alibi même. Une justification, voire un prétexte pour empêcher les expressions publiques. La crainte d'éventuels débordements, type émeutes à l'algérienne où le cassage exprime parfois ras-le-bol et mal-vivre, sous-tend la démarche. Surtout, si le cadre doit en être les plus grandes villes du pays. Mais, convenons en, il y a des raisons sécuritaires qui pourraient expliquer le maintien de l'état d'urgence près de vingt ans après son instauration. Toutefois, sa conservation, érigée en dogme politique, devient un frein à toute démocratisation réelle du pays. Elle fige les énergies, cristallise les volontés et bloque la société. Dans un tel cas, lorsque les champs d'expression se réduisent comme peau de chagrin, la société, essentiellement une jeunesse déboussolée et en mal d'espérance, a alors tendance à se réfugier dans les seuls espaces disponibles car difficiles à contrôler : les stades de football et les mosquées. A observer le déroulé des manifestations de vendredi, on remarque que les mosquées du pays ont fonctionné comme centre de gravité de la colère. Elles ont d'autant plus constitué le point nodal des manifestations que le ministre des Affaires religieuses, homme certainement bien avisé, avait déjà enjoint aux imams de consacrer les prêches du vendredi à la situation à Ghaza. Combinés à l'effet des images en boucle de l'horreur des bombardements massifs et aveugles du peuple palestinien, les sermons forcément passionnés des imams ont eu un effet catalyseur. Dès lors, les mosquées deviennent des lieux d'affluence, de confluence et d'impulsion comme au temps de la montée en puissance de l'islamisme. Dans ce cas, s'ingénier à vouloir empêcher la manifestation d'une colère immense et légitime équivalait à s'échiner à remplir le tonneau des Danaïdes ! C'est ce que la police algérienne a tenté de faire avant d'admettre l'évidence, de céder du terrain et de laisser s'exprimer la rue. Attitude frappée au coin de la sagesse et du bon sens. A l'image de la police, les pouvoirs publics, eux, auraient été sans doute bien inspirés, et depuis bien longtemps, d'autoriser les manifestations pacifiques encadrées par le mouvement associatif et les partis politiques. Cela aurait été de bon aloi et de bénéfique effet sur l'image de marque du régime lui-même qui aurait alors renvoyé au pays et au monde cette image forte : la crispation sécuritaire n'est finalement pas une obsession, encore moins une fatalité. N. K.