Le soleil de nos repères et de nos sources est aussi lumineux que les milliers de soleils autour de nous que nous admirons, et aussi riche, mais qui ne nous appartiennent pas. L'ignorance de soi est incontestablement l'état d'insécurité de soi, et ce qui est pire vient de la béatitude cultivée devant le saint idéal de l'autre, et pire encore ce qui pousse à croire à la certitude de l'impossible rêve d'un héritage ancestral. Et qui pourrait nous apprendre notre Histoire si d'abord il ne l'a pas apprise lui-même dans les documents originaux et, au possible, s'il n'en a pas visité les sites afin de s'instruire, lui, ensuite de nous instruire, nous? Il faut se donner les moyens et surtout en parler sans discourir. La grande vertu pour nous n'est pas de copier les autres pour dire notre Histoire ou d'émailler notre propos de références d'auteurs illustres, elle est, si cela se trouve, dans notre envie de faire des études sur nous-mêmes pour parler de nous-mêmes. Le soutien moral et même intellectuel est à chercher chez nous-mêmes. Soit donc, et laissons cela à ceux qui réfléchissent... Comme d'habitude et à sa façon, avec son livre Les Algériens de Bilâd ec-Shâm, de Sidi Boumédiène à l'Emir Abdelkader (1187-1911) (*), Kamel Bouchama lève le lourd rideau de l'Histoire culturelle de plus de sept cents ans de nos «ancêtres les Berbères [...] N'en déplaise à ceux qui les traitaient de ´´barbares´´». Le corps sémillant et l'esprit vif s'abreuvant aux grandes sources de l'Histoire et de la Culture de nos ancêtres, cet auteur prolifique, passionné et infatigable ne cesse de courir les marathons tracés dans les plis de notre héritage le plus sûr, le plus riche et le plus lointain; il s'est fixé la mission d'essayer de s'assimiler le passé pour éclairer le présent. Il ne suffit à rien d'être crédule de ce que fut notre passé, si l'enthousiasme qui devrait s'amplifier en nous se laisse plonger dans l'obscurité par notre ignorance cultivée. D'emblée, maintenant fort de sa triple formation intellectuelle (bilingue: arabe et français), professionnelle (politique) et personnelle (chercheur) et davantage fort de la publication de ses précédentes et abondantes recherches constituant plus d'une quinzaine d'ouvrages d'histoire générale et de culture, Kamel Bouchama développe à l'aise ses réflexions sur le principe même que l'édifice historique, social et culturel du Maghreb est une entité prouvée justement par ce qu'elle a pu produire et reproduire ailleurs ses «us et coutumes» et ses «croyances et traditions», en un mot sa civilisation, et tout particulièrement dans le «Grand Shâm» par le fait d'«une émigration segmentaire et continue». L'auteur écrit: «Cela veut dire que depuis le xiie siècle, depuis ´´Hattin´´, jusqu'au dernier siècle avant le nôtre, pendant huit siècles, notre émigration en cette région n'a pas cessé de se consolider, de se cristalliser et de produire ce qui devait lui donner toute sa fierté et sa crédibilité. Ainsi donc, nos ancêtres en Bilâd ec-Shâm, comme on l'appelait il y a longtemps, et en Syrie, peu après, selon le nouveau toponyme que lui ont choisi ´´Ahl ed-Diyar´´, ont cette prétention, s'ils pouvaient témoigner, que leur rapport a été très bénéfique pendant toute la durée de leur présence dans ce pays. Des noms, des lieux, des événements, nous en donnerons certains, pas tous évidemment, parce qu'il y en a tellement, et qui s'étalent à travers toutes les périodes de cet important mouvement migratoire.» Aussi, c'est avec une verve très compréhensible que Kamel Bouchama se livre consciencieusement à une démonstration époustouflante d'une Histoire humaine dont les faits retentissent encore aujourd'hui à chaque pas foulé dans les territoires de ce qui est aujourd'hui le Proche-Orient arabe et musulman, en l'occurrence la Syrie qu'il a bien connue en sa qualité d'ambassadeur d'Algérie. En passant, notons qu'en réalité, l'histoire de la Palestine et de la Syrie fut longtemps commune aux deux pays. Le nom de Syrie, attestent les historiens, dérive du vieux mot babylonien Soûrî et désignait, vers l'année 3000 av. J.-C., le territoire compris entre les montagnes de l'ancienne Médie à l'E., le Halys et le Taurus à l'O., la Babylonie au S.-E. et l'Arménie au N.; il n'avait rien de commun avec l'Assyrie, bien que l'étendue du royaume d'Assyrie ait à peu près correspondu temporairement à celle du pays qui portait le nom de Soûrî. Ce nom ne fut donné que postérieurement au pays situé plus au S., à la Syrie actuelle. Kamel Bouchama renforcera cette explication en faisant cette intéressante et juste mention inspirée par l'historien anglophobe Clifford Edmund Bosworth: «Bilâd ec-Shâm [on aurait peut-être mieux écrit ech-Châm ou esh-Shâm] est le nom arabe ancien, que la langue populaire a conservé, d'un ensemble géographique couvrant la Syrie, le Liban, la Palestine et la Jordanie d'aujourd'hui. Ce toponyme signifie littéralement ´´Le pays de la main gauche´´ qui, si l'on se situe à la Mecque face au soleil levant, s'oppose au Bilâd el-Yèmen, ´´Le pays de la main droite´´, autrement dit le Yémen.» L'auteur évoque donc l'épopée des Algériens en «Bilâd ec-Shâm». Il a bien raison. Chaque source, chaque repère de ce Proche-Orient porte un témoignage, - bien plus une évidente empreinte des gens du Maghreb, Ahl el-Gharb, ces «Berbères» incroyables, inimaginables, immuables, imperturbables qui ont formé, après plusieurs exodes et émigrations d'hommes du peuple et d'hommes illustres, tel l'Emir Abdelkader) «une entité ethnique qui reste soudée, jusqu'à présent, malgré les coups de boutoir que lui ont donnés et que lui donnent encore certains nostalgiques, adeptes de brouilles et de dissensions, et malgré les tentatives de déstabilisation qui s'organisent, depuis la nuit des temps, pour atténuer son ardeur et entamé son unité.» Quoi qu'il en soit l'Histoire retient que c'est au temps des Croisades, ainsi que l'écrit Bouchama, «qu'un important contingent de volontaires est parti en Bilâd ec-Shâm, pour se placer dans les premières rangées avec les guerriers de Saladin. Ceux-là ont participé à la fameuse ´´Bataille de Hattin´´ et sont restés là-bas pour continuer leur djihâd du temps de la troisième croisade dirigée par Richard Coeur de Lion. Plusieurs sont morts au champ d'honneur, d'autres sont restés pour perpétuer leur souvenir, toujours dans le combat libérateur. Ainsi les uns et les autres sont rentrés dans la légende avec leur chef Sidi Bou Médiène Choaïb, professeur émérite à Béjaïa et saint patron de Tlemcen, celui qui dirigeait cette expédition.» Pour mémoire, il faut rappeler que des paysans algériens habitaient déjà dans le petit village de Kafr es-Sabt, tout proche de Hattin ou plus exactement Gouroûn Hattin, colline rocheuse à deux dentelures («deux cornes»), dans la magnifique vallée du Jourdain, qui servit de champ de bataille contre les Francs. Au cours de cette bataille historiquement très importante et pour laquelle le vocable djihâd prit tout son sens, le général kurde musulman, Çâlah ed-Dîne (Saladin) à la tête de son armée, à laquelle s'étaient joints volontairement les Algériens de Kafr es-Sabt, brisa totalement pour quelque temps la puissance des Croisés (3 et 4 juillet 1187). L'année suivante, la prise de Jérusalem par les Musulmans provoqua la troisième Croisade (1189)... L'ouvrage de Kamel Bouchama aurait pu commencer très sympathiquement par la très familière expression «Il était une fois...» que l'on retrouve en titre au chapitre II: «Il était une fois... à Noula..., chez Abou Ali». L'anecdote rapportée, et qui rejoint l'Histoire, autour d'un couscous offert par l'hôte Abou Ali, à notre auteur suffit largement pour intéresser le lecteur à lire de bout en bout Les Algériens de Bilâd ec-Shâm de Sidi Boumediène à l'Emir Abdelkader (1187-1911) - ouvrage dont on remarquera le bel effort de fabrication des Editions Juba - et croire absolument à l'échange socioculturel fructueux et durable entre Ahl el-Maghrib et Ahl Bilâd ech-Châm. La jeunesse et nous tous y apprendrons beaucoup, notamment que, documents à l'appui, nos ancêtres ont bel et bien été des hommes de grande culture. (*) Les Algériens de Bilâd ec-Shâm (De Sidi Boumédiène à l'Emir Abdelkader) par Kamel Bouchama, Editions Juba, Alger, 2010, 343 pages.