Noureddine Khelassi Aïd El Kébir. Aïd El adha. Fête du sacrifice abrahamique. Tradition judéo-musulmane mais différemment célébrée chez les peuples sémites. Fête, certainement, mais surtout orgie des sens chez les musulmans. Le mouton, qui n'est pas du tout à la fête en ce jour de ferveur culinaire, est fêté annuellement dans la marmite ou sur la braise. Avec un goût de prédilection pour la tête de l'ovin corné. Accommodée par les Algériens à toutes les sauces, avec mille et une recettes exotiques. La tête, écorchée ou flambée, ils l'appellent le «bouzellouf» nos compatriotes amateurs de cuisine roborative. Les plus curieux d'entre eux, culturellement parlant, vous diront vaguement que le nom dériverait d'un mot berbère oublié : le «zellif» qui signifie la «chose brûlée». Mais peu savent que «bouzellouf» aurait plutôt un lien, indirect il est vrai, avec un député français du 19e siècle, le bien-nommé Joseph Ignace Guillotin. Le «bouzellouf», enfin le nom de la chose, aurait donc un rapport avec la guillotine, sacré nom d'une tête ! Et, précisément, avec un certain Abdelkader Ben Zellouf Bendahmène, premier algérien passé par la guillotine après son introduction en Algérie par la France coloniale. Ce fut un 16 février 1843 dans le quartier algérois de Bab El Oued. Jour où notre malheureux compatriote fut décapité en raison de larcins et de crimes de sang par lui commis, selon la justice coloniale. Depuis, les Algériens qui, semble-t-il, appelaient alors la tête de mouton «rass», «démagh» ou «barrak aïnou» quand il est écorché, le désignent par «bouzellouf». De cette linguistique tranchée sont nés des produits lexicaux comme «émzellef». Vocable qui désigne une personne toquée, trépanée, chtarbée, tête brûlée quoi ! Il y a aussi, par extension, «donner un zellif», c'est-à-dire, comme Zineddine Zidane, asséner un coup de boule à quelqu'un. Durant les trois jours traditionnels de l'Aïd, linguistique oblige et même aidant, le chroniqueur a, dans un premier temps, cherché des traces dans le «Florilège» du grand lexicologue et encyclopédiste algérien Mohamed Bencheneb. Notamment dans la section «mots turcs et persans conservés dans l'arabe algérien». Walou, rien sur «bouzellouf» et du coup petite déception. Ce fut aussi l'occasion de lire le glossaire raisonné de son confrère algérien Mehdi Berrached, un lettré arabophone qui s'est intéressé au dialectal algérois, avec les accents de sa Casbah natale. Dans son petit dico, «bouzellouf», c'est la tête de mouton crâmée. Rien de plus comme définition. Puis, retour aux sources de la langue arabe, dans l'espoir de trouver dans les «oummahat él koutoub», les livres premiers, c'est-à-dire majeurs, de la philologie et de la lexicologie, une racine lointaine du mot «bouzellouf» et de son «cousin» berbère «zellif». Et là, surprise ! Le mot, précisément sa racine, existe, mais rien à voir avec le sens même, premier ou final, de «bouzellouf». Les différents dictionnaires disent en effet que «zalafa», «zoulfa», «azlafa», «tazallafa» et «moutazallif», renvoient à l'obséquiosité. Bref, à la brosse à reluire et, si l'on veut, à l'art de plaire à un puissant du moment. Mystères ou magie de la linguistique... Comme quoi, une tête de mouton, même si elle contient une langue qu'on peut déguster à la sauce ravigote ou pimentée, n'a pas le même sens dans toutes les langues. Alors, paix à l'âme de Bouzellouf, pas à celui qu'on fait cuire chaque année, mais à celui qui a été guillotiné en 1843 ! N. K.