Né en 1917, Bensaïdane Salem a passé son enfance à la Casbah d'Alger. Très jeune, il a côtoyé les mouvements nationalistes et révolutionnaires et adhéra au mouvement de jeunes du PPA-Mtld où il reçut une formation politique qui lui a permis d'affermir sa conviction dans le combat anticolonialiste, d'aiguiser sa conscience et d'élargir ses connaissances sur le mouvement national et le mouvement international des luttes. Appelé au service militaire en 1939 puis rappelé pour toute la période de la 2e Guerre mondiale, il a effectué avec les alliés les campagnes de contre-offensive au Maroc, puis en Tunisie ; versé à l'intendance, il s'est intéressé aux armes, à leur maniement et entretien ainsi qu'à tout ce qui peut intéresser la vie militaire (intendance, service sanitaire et médicaments...). Il échappe par contre de peu à l'opération de débarquement à Toulon à cause d'une grosse fièvre due à des oreillons. Après plusieurs lieux d'affectation, il a atterri à la caserne Ali Khodja (ex-d'Orléans) où il a collaboré avec des détachements de l'armée anglaise qui détournaient une partie des stocks des magasins de la caserne pour la mettre en vente au marché noir à Alger. A la demande du mouvement nationaliste qui, après 1945, a commencé à se pourvoir en moyens militaires en vue du futur déclenchement de la lutte armée, il profitait des occasions pour subtiliser des biens et des armes qu'il ramenait à la maison, à la Casbah, et que ma mère cachait dans un grenier sur la terrasse. Il est ainsi arrivé à constituer et à accumuler un stock considérable d'effets militaires tels que des couvertures, de draps, de copeaux de tissu, d'instruments chirurgicaux et médicaux, des tenues militaires, des ustensiles mais aussi d'armes et de munitions qu'il mit, par la suite, à la disposition du mouvement nationaliste. Ce sont des actions comme celle de Salem, qui ont permis de se procurer des armes pour mener les actions de force de l'OS en 1952, armer certains moudjahidine montés au maquis avant l'heure et réunir les premières armes pour le déclenchement du 1er Novembre 1954. Dès le début de l'année 1956, il adhère à l'organisation du FLN et, tout en continuant sa fonction de pourvoyeur de moyens, il eut comme tâche de créer, d'animer et d'organiser des cellules à la Casbah où il travaillait et ensuite à Bouzaréah, là où il est allé habiter avec sa famille pour échapper à la pression qu'exerçait l'armée coloniale sur les habitants de la Casbah, notamment les militants actifs. Il a carrément introduit le FLN dans cette contrée de Bouzaréah, dans les quartiers de Lamara, Latribu, Puits des zouaves, Air de France, Lotissement La Fumée... Il a été arrêté par les paras de Massu au moment de la grève des huit jours. Confondu avec les Bleus, il a été inculpé. Il est passé sous la torture à plusieurs reprises et a même subi une séance de supplice menée par Jean Marie Le Pen en personne. Il a gardé un sinistre souvenir de «l'homme au monocle» comme il l'appelait. A sa sortie du camp d'internement, Salem reprit normalement ses activités militantes. Mais il était confronté à une situation très difficile : le travail de sabotage et de noyautage ayant fait ses effets, un climat de grande méfiance et de psychose régnait. Il fallait reprendre les choses avec beaucoup de précautions, réunir peu à peu les quelques bonnes intentions. Face au vide créé, il eut une activité accrue de chef de secteur, avec objectif de recréer l'organisation et relancer l'action après l'éclatement de la zone autonome d'Alger. Les règles de vigilance, de sécurité étaient désormais strictes, autour d'actions plus ciblées : renforcement des liens organiques avec régularité des réunions et tenue de P.V, répartition des tâches, reconstitution du réseau et son maillage, redéfinition des niveaux de décision, etc. Ces actions de remobilisation sont venues s'ajouter aux tâches habituelles de recrutement pour les cellules et le renforcement du maquis, de collecte financière, de formation des militants, de propagande et de contact avec la population... Une activité particulière a été initiée et mise en œuvre sur quelques années et jusqu'au cessez le feu. Elle consistait à mener un travail en direction des militaires (un détachement des Zouaves implanté dans le quartier de la rue Porte-Neuve/Sidi M'hamed Cherif). Ce travail consistait à gagner la confiance des militaires, les approcher pour soutirer des informations, faire un travail de propagande en direction des éléments les plus perméables et aussi de soustraire les quelques Algériens militaires pour les diriger vers le maquis. Outre les renseignements recueillis sur les mouvements, les actions, les opérations en préparation, les avis sur des personnes du quartier, les accointances possibles avec certains... plusieurs militaires Algériens on été convaincus de rejoindre avec arme et bagage le maquis ; des munitions ont été dérobées par ces mêmes militaires. Ce travail s'est effectué au nez et à la barbe des Zouaves français qui ont fini par s'en rendre compte, trop tard : l'ordre d'arrêter l'équipe militante (à sa tête Salem) leur est parvenu à la veille du 19 mars 1962. D'ailleurs le 19 mars, au matin, vers 9h Salem père a reçu la visite, dans son magasin, d'un haut gradé des services de sécurité française qui voulait faire sa connaissance et lui annoncer que ses services ont fini par lever le lièvre sur cette action. Il a attendu que le magasin se vide pour avouer, en tête-à-tête avec Salem, qu'ils se sont bien fait avoir et qu'il tenait à le connaitre pour le féliciter pour le travail de maître effectué. Avant de sortir rejoindre les deux gardes qui l'accompagnaient, le Français lui fit un salut militaire. Une autre tâche aussi importante consistait à aider à la relance de l'activité dans le maquis de Sétif et de Bordj Bou Arréridj. En effet, l'opération de «pacification» avait fait ses effets en 1960-1961. Aussi, l'opération militante consistait à contribuer à cette relance en expédiant, par le biais de militants de Bouzaréah qui ont des liens dans la région citée, un lot d'armement à partir d'Alger. L'opération a réussi : le lot est parvenu à destination et a été réparti entre le maquis de Sétif et de Bordj Bou Arréridj. Une nouvelle fois Salem a été dénoncé, recherché puis arrêté par les militaires Il a connu plusieurs lieux de séquestration dont le centre de transit de Beni Messous, puis transféré à Bordj Bou Arréridj et à Sétif où il a subi des tortures atroces dont il gardera les stigmates pendant longtemps. Il n'a dû son salut qu'au fait qu'il avait douze enfants à charge... Il a eu de la chance grâce à deux officiers hauts gradés qui se sont opposés à certains membres de leur troupe qui voulaient éliminer mon père. Il a été interné à la prison de Bordj Bou Arréridj. Le FLN lui a constitué un avocat, Maître Bourbia Abdelbaki de la région. Il a eu un procès au tribunal militaire de Sétif avec une vingtaine d'autres inculpés de Bordj et Sétif. Son dossier était vide, les militaires n'étant pas arrivés à lui soutirer un quelconque aveu. Ce qui a été retenu contre lui, ce sont les aveux arrachés sous la torture des autres inculpés, dont une vieille dame aveugle de 86 ans que le FLN a chargé d'acheminer, dans le fond de son couffin, à plusieurs reprises, des armes qu'elle déposait dans un cimetière à la sortie de la ville de Sétif. C'était le procès de toute la chaîne d'hommes et de femmes qui ont contribué, depuis Alger, à faire parvenir l'armement jusqu'à Sétif. Le jour du procès, il y a eu un soulèvement de la population de la ville et des heurts avec la police coloniale et l'armée. Le Président du tribunal avait considéré le rôle joué par Salem comme l'instigateur et l'initiateur de l'action, «le sommet de la pyramide». Cependant, il n'arrivait pas à comprendre comment un père de douze enfants les mettait en péril. Il ne pouvait pas le comprendre et comprendre sa conscience et ses convictions, c'est évident. Finalement, il a écopé d'un an de prison et d'un million de Francs d'amende avec sursis. Cette peine fixée par le tribunal a fait enrager certains militaires qui ont été déçus par la sentence. Aussi, ils projetaient d'éliminer mon père coûte que coûte. Lui, il le savait et était sur ses gardes. Il l'appréhendait à chaque déplacement, il avait à supporter plusieurs fois des actions d'intimidation. De prison, les militaires sont venus le chercher une fois pour l'amener au bureau du commandant de la région qui l'a retenu toute la journée. Il voulait avoir une discussion franche avec mon père compte tenu de sa stature, de son courage, de son imposante prestance, et en même temps, de lui demander d'où lui vient cette conviction. N'est ce pas une folie d'être si engagé en ayant une charge familiale élevée ? Toute la journée, le militaire n'a fait que parler et s'interroger en faisant les cent pas dans son bureau, mais mon père ne bronchait pas et ne disait mot ; il était de nature taciturne. Il lui a fait signifier toutes les menaces qui pesaient sur lui, puis, vers 17h, il lui a dit qu'il allait lui permettre de rentrer à Alger, qu'il allait mettre des hommes à lui de confiance pour l'accompagner jusqu'à la gare de Bordj, qu'en contrepartie, il lui demandait de lui promettre de renoncer à son engagement politique. Une semaine après son arrivée à Alger, il reprit ses activités comme si de rien n'était Dans les années 1960-61-62, l'action de propagande a pris une dimension importante à travers le tirage, la distribution de tracts, de communiqués ... Il fallait s'outiller de suffisamment de machines ronéos, de stencils, d'encre, de papier, de machines à écrire...Etant donné que ce commerce était très contrôlé par la police française, Salem a eu recours à des connaissances pour s'en procurer dans les quartiers français. Un atelier qui appartenait à l'école française par correspondance, qui est devenue une imprimerie à l'indépendance (imprimerie Méziane) et qui se situe au 29 boulevard Bugeaud, fournissait des rames de papier et quelques ronéos et utilisait parfois le matériel sur place pour faire des tirages. Une certaine Madame Girard des cours Ferry qui se situaient au 69 rue Michelet, nous faisait parvenir des machines à écrire. Meziane se faisait procurer par des imprimeurs français des stencils, du papier, des tubes d'encre. Salem a alors «enrôlé» son propre fils Sid Ali, âgé alors de quinze ans, pour l'acheminement du matériel, la rédaction des tracts et la frappe. Il témoigne : l'opération d'acheminement vers le quartier La Casbah était plus difficile. Une 2 CHV d'un voisin dépannait parfois. Mais la plupart du temps, il fallait monter le tout à la main à 3 ou 4. Le plus dur était d'arriver à la rue de la Lyre. La crainte était de se faire arrêter par les patrouilles qui sillonnaient les quartiers français, le passage au barrage des zouaves de la rue de la lyre nous était acquis. Nous les connaissions tous et les appelions par leur nom. Ils venaient souvent à l'arrière boutique prendre leur pot. Certains objets étaient dissimulés dans des sacs de jute contenant au dessus des bouteilles de bière et de vin qui leur étaient destinées. Des militaires parfois alertaient leur camarade pour éviter de fouiller ces sacs de lentilles ou pois chiche en provenance de Tunisie : «Laisse passer la Tunisie» leur lançaient-ils. Les gros objets étaient généralement glissés dans des camions qui livraient des fruits et légumes au marché Djamâa Lihoud. S. A. B.