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L'autorité fait faillite devant l'inconséquence des jeunes transporteu
Le transport public dans toutes ses folies
Publié dans La Tribune le 08 - 11 - 2014

On se croirait soudain pris dans une histoire de Stephen King, le minibus surgit à l'arrêt tous feux éteints. Il est six heures du matin, on est un peu choqué mais content quand même de la disponibilité qui ne contrarie pas le timing. Toutefois les cinq très lourdes minutes du 2 à l'heure pour accrocher deux ou trois usagers jaillis des ténèbres n'arrangent pas le fonctionnement correct du système nerveux périphérique, déjà mis à rude épreuve dans l'approche fantomatique du véhicule. La poignée de passagers répartie à l'intérieur, respire encore dans le rythme du sommeil, toussote aux chocs contre les nids de poule. Mais dans l'obscurité il est ardu de reconnaître le visage du receveur qui encaisse dans le silence de la solennité prodigatrice.
Air de France -officiellement Rostomia-, mais jamais, depuis l'indépendance, riverains ou visiteurs ne prononcent cette appellation. Le véhicule ne s'arrête pas complètement, que l'ombre du conducteur s'adresse à son compère, sans se retourner, pour lui faire la recommandation de faire descendre le minibus, «habtou» qu'il lui a dit. Personne ne saisit la signification, d'autant que le receveur descendant en marche ne semble pas avoir entendu le seul mot émis. Mais à peine a-t-il fini de tirer le frein à main que le chauffeur s'extirpe de sa place et quitte le véhicule, fait quelques pas avant de traverser la chaussée et pénétrer dans le café d'en face. Et c'est à ce moment précis, alors, que va s'orchestrer la mise en scène d'une expérimentation sadique de la peur. Juste le temps qu'il faut pour que le receveur remonte à bord, les places assises sont occupées et que ce dernier s'installe sur le siège du chauffeur. L'aurore s'insinue à peine mais la fluidité est déjà à un niveau de jeux de phares et de klaxons assez expressifs. L'encaisseur démarre sur les chapeaux de roue à l'intersection libre et les organes nobles sont en alerte maximale.
Dans le bruit infernal du moteur et des grincements de la carrosserie, il demande en hurlant s'il y a des candidats pour le prochain arrêt en frôlant une voiture qui voulait sortir du stationnement. L'optique du Karsan éclaire la silhouette de trois passagers à l'emplacement de l'arrêt en question, Pascal en l'occurrence, et voyant l'allure endiablée du minibus ils se mettent sur le bord de la chaussée, pour rappeler l'obligation du service public. Sur la même ligne, sans déboîter d'un pouce à droite, le receveur opère un processus de freinage capable de laisser pantois les ingénieurs d'essai agissant en rase campagne, loin de la présence humaine. Mais trop tard pour se plaindre du cœur qui se compresse contre la cage thoracique et les bras qui se tétanisent contre le dossier du mitoyen de l'avant : une voiture a cogné contre le pare-choc arrière du Karsan. La victime sort de son véhicule, une citadine coréenne, pour examiner les dégâts. C'est un bonhomme, la cinquantaine, tiré à quatre épingles, qui n'a pas l'air de paniquer. Ou alors il possède une force de la maîtrise de soi hors du commun. Pour le bonheur de tout le monde, y compris des trois passagers qui n'ont pas perdu une seconde pour embarquer, le constat n'est pas demandé, malgré l'ensemble de l'optique droit brisé et la tôle un peu esquintée. Le receveur qui a repris sa place au volant et qui a paru finalement plus jeune qu'il n'en avait l'air, observé sous les lampadaires illuminant l'incident, a souri en tournant la tête vers l'usager assis à sa droite pour lui dire : «Vous avez de la chance qu'il avait l'air très pressé, sinon vous auriez ‘'grandi'' dans cet arrêt !»
Par la grâce d'un adolescent récalcitrant
Un passager murmure, derrière, quelque chose qui s'apparente à une prière, parce que la pluie se met à tomber. Doucement au début, mais en rafales tout de suite après, à la reprise de la vitesse. Mais là, le receveur mène le véhicule selon les repères extérieurs fixes, les enceintes, les entrées de virage, les arbres, l'essuie-glace fonctionnant par intermittence. Sur le tronçon de Miremont avant Chevaley -le lecteur aura remarqué qu'il n'est peut être pas plus de 6h30- le minibus est coincé dans un bouchon, et alors le receveur se met à tenter une manœuvre pour accéder à la transversale qui contourne le pâté. Il ne voit absolument rien, même pas le rétroviseur externe. Et il trouve l'astuce d'ouvrir la portière avant pour se diriger selon le tracé du trottoir, sans faire attention à la pluie qui fouette les usagers près de la porte. Ils rouspètent, trempés de pied en cap, pour la forme, car le jeune receveur a réussi à se faufiler, en s'affublant d'une gestuelle de triomphe, jusque dans la grande allée et rejoindre, le pare-brise toujours opaque, l'ultime perpendiculaire menant à la route principale, qui sépare les arrêts de Chevaley de quelque soixante mètres. Que la majorité des passagers va devoir pratiquer sous la pluie pour la raison que le chef de bord décide de remonter vers le terminus d'origine. «Je dois récupérer mon ami !», s'est-il égosillé contre les passagers qui revendiquent la tenue du contrat comme stipulé dans la feuille de route établie par les responsables locaux du transport.
Le lecteur n'a pas manqué aussi de se rendre compte qu'il n'a pas été question d'agent de police durant tout le trajet. Ni dans les intersections, ni dans les véhicules de service. La journée des temps intermédiaires de l'ouvrable commence sans eux. Et cela donne l'impression qu'ils font les heures de bureau, comme les fonctionnaires de l'administration publique ordinaire. Les passagers du Karsan on vu de leur propres yeux le conducteur «officiel» rentrer prendre son petit déjeuner dans le café qui fait presque vis-à-vis aux deux abribus d'Air de France et ils ont eu le temps pour remarquer l'âge de son remplaçant -dans les dix-huit ans au maximum. Personne n'a osé demander s'il est détenteur du permis, en règle, de transport en commun. Cette qualification par le document n'a aucune espèce d'importance chez la jeunesse jusqu'à l'âge de trente ans, sinon beaucoup plus. Les chauffeurs en exercice dans les villes du pays, en majorité, se comportent dans l'inconséquence totale. Et l'impunité systématique. Le véhicule est vétuste, tout rouillé et sentant le mazout, les places y sont serrées et déglinguées. Quand il dispose du ticket -et de la petite monnaie- le receveur le remet sur un coup de salive entre le pouce et l'index. Le chauffeur, huit fois sur dix, névrosé.
Cette malheureuse aventure, prise comme exemple vécu, n'est rien à côté de l'épopée qui va s'ouvrir à partir de 7 heures et jusqu'à la tombée de la nuit, la dépression nerveuse nationale, même en présence des flics. Où n'importe quel voyou de la cité a le droit de disposer de la locomotion du travailleur, de l'étudiant et du citoyen dans ses affaires domestiques. En un mot, l'Etat donne l'impression de vouloir demeurer carrément absent dans la tragédie du transport public en Algérie. Cela peut encore durer pour une dernière génération capable de supporter, mais pas celles qui sont en train de monter.
N. B.


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