Passons sur le plébiscite absolu d'Ali Haddad, candidat unique à la présidence du Forum des chefs d'entreprises et élu de manière régulière et transparente, dans le respect de ses statuts. La question de la forme importe peu en effet par rapport aux questions et aux enjeux de sa présidence aux destinées d'un FCE qui, comme son intitulé l'indique, n'est pas encore une vraie organisation patronale, à l'image du Medef français ou de la Confédération patronale italienne. Il est encore un club consultatif d'hommes d'affaires qui ne représente pas encore la grande majorité des patrons. Certains privés emblématiques tels Abdelwahab Rahim, Issad Rebrab ou Slim Othmani n'y sont d'ailleurs pas membres. Sur le fond, Ali Haddad qui a mené une campagne plus pédagogique qu'électorale, avait déjà dévoilé un programme d'action et affiché des ambitions. Notamment celles de faire travailler ensemble le public et le privé, structurer et fluidifier les canaux de dialogue avec les pouvoirs publics et construire une organisation patronale digne de ce nom. On jugera donc sur pièce, c'est-à-dire au pied du mur, le «maçon» Ali Haddad. Le refus de tout procès d'intention et de jugement auquel on procéderait à travers une grille d'analyse faites de présupposés, de postulats de base ou même de préjugés conçus comme des axiomes, encourage cependant à préciser les choses dans un contexte propre. Surtout, à réfuter certaines comparaisons qui ne sont pas raison et qui relèvent souvent de constructions intellectuelles aussi faciles qu'irréelles. Comme, par exemple, cette idée de considérer les privés algériens comme étant des oligarques, même lorsqu'on accepte de conférer au mot un sens autre que celui que lui donne le dictionnaire, c'est-à-dire le plus souple et le plus figuré possible. Ou encore cette autre idée subsidiaire de comparer les patrons algériens aux oligarques russes nés de la présidence cacochyme et éthylique de Boris Eltsine. On sait, selon le dictionnaire, qu'une oligarchie est un système politique dans lequel le pouvoir réel est détenu par un nombre restreint d'individus. Une infime élite formée par l'alliance entre une aristocratie politique et une ploutocratie financière. Une minorité politique et une minorité possédante. Est-ce déjà le cas en Algérie ? On est loin, très loin encore de ce schéma précis dans un pays où les privés dépendent, pour la plupart d'entre eux et pour une large part, de la commande publique que l'Etat peut décider d'arrêter à un moment donné. Des hommes d'affaires qui ont certes acquis des monopoles de fait ou des positions dominantes, mais dont la prospérité financière a été largement favorisée par la politique de redistribution de la rente en vigueur durant les années 1990 et accélérée depuis 2000. Accès privilégié aux marchés publics et crédits bancaires publics avantageux. Un cordon ombilical qui n'empêche pas nombre de privés de se placer dans la proximité du pouvoir, tout en essayant de l'influencer, ce qui est un mouvement normal et ordinaire sous d'autres cieux. Naturel même. Mais les privés algériens ne sont absolument pas directement liés à la décision politique et ne sont même pas en mesure de s'organiser en lobbys structurés, puissants, dominants et irrésistibles. Encore moins, pour certains d'entre eux, d'être la force de réserve économique du pouvoir constitutionnel. C'est loin d'être le cas, même si l'Etat, sous le coup du terrorisme, de la fuite continue de cerveaux et de l'effervescence sociale permanente, s'est affaibli, perdant progressivement de son ingénierie politique, financière et sociale. Précisément, une partie de ses capacités de conceptualisation, de réalisation et de contrôle. D'aucuns ont donc tendance à les voir et à les présenter aujourd'hui dans l'habit de l'oligarque et à les comparer du coup aux oligarques russes qui, eux, furent à un moment donné un terme réel de l'équation du pouvoir dans la Russie eltsinienne et post-Eltsine. Et on sait ce qu'il en est advenu lorsqu'ils ont essayé de phagocyter le pouvoir politique et de l'incarner. Exemples en sont, entre autres, Boris Abramovitch Berëzovski, qui s'est enrichi assez rapidement en acquérant le monopole de vente et de revente de la voiture Lada et en se taillant la part du lion dans des entreprises étatique privatisées, notamment dans l'aéronautique. Première fortune de Russie, il est devenu un temps si puissant qu'il organisa même une guerre en Tchétchénie, qui contribuera à l'élection de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie. Il s'est cru alors tellement puissant et tellement blindé, qu'il a fini par se suicider, fort opportunément d'ailleurs, un jour de grisaille londonienne. On sait aussi ce qu'est devenu l'autre oligarque Mikhaïl Borissovitch Khodorkovski, un chimiste qui débuta sa carrière comme ingénieur conseil. Puis, ses relations financières avec Tatiana Diatchenko, la fille d'Eltsine, avaient fait de lui la seconde fortune de Russie. On connait comment il a fini lui aussi malgré ses liens avec de très puissants hommes politiques américains. Nonobstant le destin tragique de certains oligarques russes, n'est pas un oligarque digne de ce nom, le premier privé algérien qui le souhaiterait, dusse-t-il s'appeler Haddad, Kouninef, Moula, Hasnaoui ou Eulmi. Les patrons algériens, tous, sans exception, ne possèdent pas encore l'ingénierie politique et économique nécessaire, malgré la surface financière de certains d'entre eux et la masse critique atteinte par leurs groupes d'entreprises, à l'image de Issad Rebrab et Ali Haddad. Ces magnats de l'argent accumulé grâce aux programmes d'investissements de l'Etat ou aux prix subventionnés des matières de base à transformer, notamment depuis 2002, n'ont pas de base politique et ne fonctionnent pas en lobbys dont l'influence est structurée et intelligente. Et même s'ils créent de l'emploi, ils n'investissent pas dans l'emploi massif, la formation, et ne crée pas ou si peu de la valeur ajoutée et de la richesse. Même quand ils entrent dans des partenariats avec des étrangers, associations qui ne favorisent pas pour autant les transferts de technologie vers l'Algérie. En attendant qu'ils deviennent un jour des groupes puissants, des pouvoirs ou de vrais contre-pouvoirs souhaitables, l'Etat algérien dont dépend la manne de la commande publique, possède encore les moyens de les neutraliser, voire même de les désintégrer si d'aventure ils avaient les yeux du pouvoir politique plus gros que le ventre de l'économie. Mais on n'en est pas encore là, et il semble que ce n'est pas dans leur intention du moment. Ceci dit, le discours d'Ali Haddad, ses prises de positions connues, son programme électoral et ses objectifs affichés pour le FCE, dessinent clairement une volonté de construire un grand patronat. D'organiser le privé pour qu'il devienne un vrai contre-pouvoir, une force de proposition et pourquoi pas d'influence. Et, rêvons-le, une source régulière de création de richesses, d'autant plus providentiel que la manne pétrolière a vocation à s'étioler comme l'indique la tendance baissière et durable qui se dessine ces derniers temps sur les marchés. Une puissance de production à l'export aussi. Une force de contribution réelle à la réduction de la dépendance aux hydrocarbures. Un contributeur positif à la transition énergétique. Bref, un acteur patriotique, transparent et efficace participant à l'essor du bien commun. A l'image de la Chine, devenue une superpuissance mondiale grâce à ses entrepreneurs publics et privés. Si l'intention est aussi de donner au privé algérien des capacités d'autonomie des différentes tutelles et autres protections occultes, il faudrait alors applaudir toute action que le futur FCE mènerait dans ce sens. Le pays a plus que jamais besoin d'un privé fort, autonome, inventif, agressif à l'export, qui investit dans le pays et à l'étranger. Qui contracte des partenariats favorisant le transfert de technologie et l'accumulation des savoirs, dans des cadres respectant la souveraineté nationale là où elle doit être impérativement défendue notamment par l'Etat. Un Etat qui doit tout faire pour l'épanouissement d'un privé fort qui sera un atout lorsque l'adhésion inéluctable à l'OMC provoquerait le désarmement tarifaire et ne s'accommoderait pas toujours des protections nationales. Un Etat qui serait dans son rôle national et naturel de régulateur, d'arbitre et de recours ultime. Un Etat qui veillerait à ce que le privé ne cède pas à la tentation du démantèlement des digues et des protections sociales, ainsi que des acquis sociaux des Algériens. Pour que le privé dont semble rêver Ali Haddad soit un jour une réalité et ressemble peu ou prou au portrait-robot précédemment esquissé, il faudrait que ses forces agissantes ne soient pas des condottieres mais de véritables capitaines d'industrie. Des forces d'entrainement qui doivent se poser aujourd'hui, dans le sillage d'Ali Haddad, les questions structurelles et structurantes suivantes : après avoir réglé le problème de l'accumulation de l'argent, que dois-je en faire désormais ? Et quel sens politique donner à son usage ? C'est en répondant intelligemment à ces deux questions que le privé algérien sera ou ne sera pas, aux côtés du secteur public, un moteur de développement durable du pays, débarrassé progressivement du syndrome hollandais. N. K.