A la faveur de quinze années de redistribution de la rente et de l'affaiblissement structurel de l'Etat, les forces de l'argent utilisent le pouvoir pour s'immiscer dans les sphères de la décision politique. Retour sur l'ascension de ces nouveaux oligarques. Aucune abstention, aucun vote contre. Et de toute manière, aucun candidat en face. Ce que même Abdelaziz Bouteflika ne peut pas se permettre, Ali Haddad le fait. Le secret du nouveau patron des patrons : avoir réussi à jouer dans un contexte favorable entre un pouvoir désireux de caporaliser son patronat et ses ambitions personnelles. Le patron du groupe ETRHB, réputé proche de l'entourage présidentiel, incarne une génération de chefs d'entreprise nés avec le capitalisme et gâtés par la politique redistributive de la rente menée par le chef de l'Etat depuis les années 2000. Ce que certains observateurs économiques appellent déjà «la nouvelle oligarchie» dont une bonne partie, la moins visible aussi, est liée à des réseaux d'argent… pas toujours propres. Cette caste n'est pourtant pas si nouvelle que ça, pour Aderrahmane Hadj Nacer, ex-gouverneur de la Banque d'Algérie, auteur de La Martingale algérienne (éd. Barzakh), son évolution — plus que son apparition — étant liée à celle de l'économie algérienne. «Lors du débat sur la Charte nationale en 1975, Boumediène avait reconnu : ‘'On ne peut pas travailler dans le miel sans y plonger son doigt.'' Ce qui montre bien que l'argent a toujours circulé en dehors du système, pour l'enrichissement individuel mais aussi pour permettre des financements qui ne pouvaient être le fait de la comptabilité publique», relève l'ancien gouverneur de la Banque d'Algérie. Mais le système socialiste ne permet alors pas l'émergence d'acteurs privés. «L'économie était centralisée et la problématique démocratique n'était pas à l'ordre du jour. De ce fait, la caste ‘'politico-militaire'' ne craignait pas les scandales et n'avait besoin que d'hommes de paille, par définition discrets», rappelle Naoufel Brahimi El Mili, docteur en sciences politiques et consultant international. Tycoon Mais le Plan d'ajustement structurel des années 90', puis l'ouverture du marché et l'envol des prix du baril au début des années 2000 changent la donne. «Les financements exceptionnels permettent d'injecter 22 milliards de dollars entre 1994 et 1998. Alors que la compétition pour la capture des pouvoirs d'Etat fait rage entre les prétoriens, les monopoles changent de statut, passant du secteur public aux magnats privés, rappelle le politologue Mohammed Hachemaoui, qui utilise pour décrire ces derniers le concept de ‘'tycoon''. L'appareil commercial des monopoles est ainsi remplacé par des oligopoles directement liés aux principaux chefs prétoriens. Le marché des importations, qui représente durant ces années de violence entre 10 et 11 milliards de dollars, tombe ainsi sous le contrôle de magnats liés à l'élite militaire et civile de l'Etat prétorien.» Dans les années 90', «le secteur privé, issu notamment des importations, se diversifie, relève aussi Naoufel Brahimi El Mili. Apparaissent des hommes d'affaires qui bénéficient de la manne pétrolière et des dysfonctionnements plus ou moins volontaires de l'administration. Quelques cas illustrent cette situation nouvelle : des crédits bancaires généreusement accordés, certains tenants du secteur privé se trouvent avec des soutiens politiques en situation de monopole.» C'est à cette époque que s'installe durablement, pour l'expert, «une connivence entre l'homme politique et l'homme d'affaires, matrice de la caste politico-financière». Car en parallèle, au milieu des années 90' et dans la tentative de reconstruction des institutions emportées par janvier 1992, les liens traditionnels du clientélisme vis-à-vis de l'ex-parti unique ont été remplacés par des liens d'affairisme entre les nouvelles castes dirigeantes politiques et les jeunes entrepreneurs. Pour autant, le politologue Tarek Alaouache refuse le terme de «connivence». «Ces privés que l'on ne voyait pas dans les années 90' parce qu'ils étaient encore tout petits sont devenus en vingt ans des capitaines d'industrie. La reconstruction totale de l'économie dans les années 90' exigeait l'émergence du privé, qui a développé des relations complexes avec le pouvoir. Impossible pour autant de prouver une quelconque connivence entre les deux. Issad Rebrab en est bien la preuve : il est tout à fait possible de s'enrichir sans être proche du pouvoir.» Boris Eltsine Complexes, les relations ne l'ont pas toujours été. «Jusqu'à la fin des années 1980, aucune décision ne se prenait par le fait du prince, il y avait toujours un certain équilibre des pouvoirs dans les décisions, souligne encore Abderrahmane Hadj Nacer. Ça ne veut pas dire que l'équilibre était toujours positif, mais diverses logiques (celle des ingénieurs, des rentiers, des financiers, etc.) coexistaient. On arrivait donc à un résultat, même si pas toujours optimal — parce qu'on a fait des usines de mauvaise qualité— mais où, plus ou moins, chacun se retrouvait (les planificateurs, les politiques, la création de l'emploi, la redistribution des revenus…) Il y avait différents niveaux d'ingéniérie pour préparer les décisions.» Problème : en 30 ans, l'Etat a perdu son ingénierie politique et financière qui permettait d'absorber aussi bien l'argent mal acquis que l'émergence d'oligarques. Si bien que les hommes d'affaires devenus milliardaires en profitant d'alliances avec le politique «cherchent aujourd'hui à perpétuer leur position et leurs richesses en influençant le pouvoir, voire en l'investissant», estime Mourad Ouchichi, enseignant en économie à l'université de Béjaïa et auteur de l'essai Les Fondements de l'économie rentière en Algérie. Le plébiscite du nouveau président du FCE ne le surprend pas : «Le régime se sent tellement fort — même si en réalité, il est très faible — qu'il ne se soucie même pas de mettre les formes. Le FCE n'est pas une organisation patronale mais un club d'hommes d'affaires qui se sont enrichis avec les marchés publics. La similitude avec l'émergence des oligarques dans la Russie de Boris Eltsine est frappante.» L'analogie n'a rien de rassurant pour eux. D'abord parce qu'une bonne partie de ces oligarques a été brutalement liquidée par Vladimir Poutine faute d'avoir pu trouver des arrangements. L'avenir de ces tycoons dépend donc de la capacité du système algérien à les intégrer ou de les désintégrer, comme ce fut le cas avec Khalifa. Ensuite parce que cet argent-là n'a pas la capacité politique d'avoir une base. «Les tenants de ce que j'appelle ‘'l'argent brutal'' n'investissent pas dans l'emploi massif, ils n'ont même pas de rapports avec l'économie informelle contrairement à ce qu'on croit, en dehors de quelques grossistes — ils ne sont pas en contact avec la population, poursuit l'auteur de La Martingale algérienne. S'ils avaient l'ingénierie politique, les magnats de l'argent brutal auraient pris le pouvoir ou auraient fait des alliances avec ceux de la rente classique. A l'Indépendance, les décideurs ex-prolétaires s'étaient mariés avec les filles de la bourgeoisie des villes, et les deux parties étaient gagnantes.» Rapine Le politologue Tarek Allaouache nuance encore : «Les chefs d'entreprise dont on parle ne sont pas directement liés à la décision politique. Ils comptent, bien sûr, parce que ce sont eux qui sont censés développer le secteur privé et l'économie algérienne. Et partout dans le monde, le patronat existe pour influencer le politique. Ils peuvent donc avoir un poids consultatif mais en aucun cas décisionnaire.» Derrière leurs critiques de politique économique et leurs pressions pour arracher plus de facilités, le politologue voit donc «une rationalité économique, pas juste une volonté de rapine.» Si ces chefs d'entreprise veulent devenir de véritables oligarques, ils doivent d'abord, selon un cadre de l'Etat, «se poser les bonnes questions. «Ok, j'ai réglé le problème de l'accumulation de l'argent, je dois me poser deux questions : 1. Qu'est-ce que j'en fait ? 2. Qu'est-ce que ça signifie politiquement ?» Or selon lui, les capitaines d'industrie algériens n'ont «ni la capacité ni le background de se les poser. A la différence des mafiosi qui gravissent les échelons un à un avant de devenir parrain, ils n'ont pas la conscience de soi ou de classe. Ils ont juste conscience qu'ils sont à côté de Saïd Bouteflika et qu'il faut vite ramasser l'argent.» Persuadés, par ailleurs, renchérit Abderrahmane Hadj Nacer, «que la flatterie des partenaires étrangers fait d'eux des gens importants, or c'est un piège. Ce n'est pas en donnant une rétrocommission qu'on tient l'autre, bien au contraire. Regardez qui est mort, El Gueddafi ou Sarkozy ?».