Il y a, cruelle évidence, péril en la demeure. Il y a même le feu qui ne couve pas, mais qui brûle ! À Touggourt, pourtant paisible cité sahraouie, il y a eu des drames. Du sang a coulé. Deux morts et des dizaines de blessés. Des morts injustifiées au sein de la population et des forces de l'ordre. Pertes tragiques. Des Algériens tués ou blessés de trop. La faute à qui ? Certainement pas à madame «Pas de chance» ou à monsieur «Mektoub» que notre sens de la fatalité invoque souvent pour expliquer l'inexplicable, en fait,l'inadmissible. Des compatriotes innocents sont morts et d'autres meurtris dans leur chair parce que, croit-on savoir, un foutu rond-de-cuir local n'a même été foutu de signer à temps des décisions administratives très sensibles par les temps d'insatisfaction sociale qui courent. Des arrêtés d'attribution de lots de terrains à bâtir qui trainaient dans un parapheur, alors même que l'on n'a même daigné expliquer les choses aux concernés, voués au mépris silencieux de l'administration. Tout ça a joué alors le rôle de déclencheur des émeutes de la colère, à l'origine des drames en question. Cette fois-ci, le ministre de l'Intérieur et le chef de la police se sont empressés d'être rapidement sur les lieux. Et de réagir avec une célérité inhabituelle en limogeant deux hauts responsables locaux de la Dgsn. C'est peut-être justifié, mais là n'est vraiment pas la question, car ces deux hauts gradés font partie des effets du problème, non de sa cause. Et la cause, c'est ce formidable Léviathan qu'est l'administration algérienne et sa culture bureaucratique. On parle souvent en Algérie de pouvoir réel, de pouvoir apparent ou de pouvoir occulte. On fantasme beaucoup sur le pouvoir d'un cabinet noir qui change de composantes, mais rarement de couleur. On divague même sur des pouvoirs exorbitants que détiendraient l'armée et la présidence de la République qu'on imagine omnipotente, omnisciente douée du don d'ubiquité propre à un Démiurge. On oublie toujours que le vrai pouvoir est celui de ce qu'on appelle, par habitude, le Système, avec un grand S, bien sûr. Ce Système, c'est-à-dire le pouvoir, le vrai, c'est finalement celui de l'Administration, avec un grand A. Ce pouvoir abstrait, mais bien réel, qui constitue la plus grande force dans le pays. Un gigantesque parti qui, surtout, gère la rente pétrolière et génère des rentes de situation. Ce pouvoir, avec un grand P, est celui d'un véritable Léviathan. Dans la Bible, cette créature indéfinie est un monstre colossal, un dragon, un serpent, un immense crocodile, dont la forme est imprécise. Et, chez le philosophe Hobbes, le Léviathan est une métaphore qui désigne l'Etat comme abstraction. En Algérie, l'Etat, c'est l'Administration et l'Administration, c'est l'Etat. Ce Léviathan bien algérien, certains de ses représentants au niveau intermédiaire et dans les territoires, sont souvent plus puissants que des ministres en vue et bien en cour. La puissance inertielle que ce Léviathan met en branle peut empêcher de réformer, de réaliser et d'exécuter, quelle que soit la volonté supérieure qui en est à la base. La vocation première de ce monstre féroce est de garantir sa survie finale. Alors il bloque, retarde, déforme, paralyse, sabote, bref, met d'autant plus en échec que ses agents sont incompétents et médiocres. Avec, parfois les conséquences dramatiques que l'on a connues à travers le pays. De manière encore plus sensible, à Ghardaïa, Ouargla, et hier dans la tranquille Touggourt. À l'image du système bancaire qui est un danger pour l'économie nationale du fait de son organisation antédiluvienne favorisant l'inertie, l'administration, avec ses déficits structurels et humains et surtout sa mentalité spécifique, est une menace réelle pour la sécurité nationale. Enième preuve fournie par Touggourt en ébullition qui montre que le sud du pays est en passe de devenir une poudrière sociale. Et l'on a bien vu que l'Etat a alloué des milliards de dinars à son développement. Et on sait aussi que cet argent a été versé souvent dans le sable. Comme dans le tonneau des Danaïdes ! Dans ce cas, ce n'est pas la volonté politique qui a fait défaut. C'est l'Administration, à l'échelle nationale et au plan local, qui est en défaut. Une administration locale sous-équipée, en manque criard d'effectifs, notamment en cadres d'exécution, de suivi, de contrôle et d'évaluation. Au niveau local, ses différentes structures sont souvent des coquilles vides. C'est parfois le cas également à l'échelle nationale. D'où les immenses retards à l'exécution des projets et des décisions. D'où les surcoûts financiers. D'où l'alimentation de la colère sociale qui finit par exploser, comme à Touggourt. Ajoutons également la corruption, la concussion, la gabegie, l'impéritie propre à toute l'administration algérienne. Une administration où n'existe plus un plan de carrière digne de ce nom. Où les carrières, nécessairement précaires, précisément les avancements et les déclassements, sont gérés dans l'opacité, de manière informelle, parfois par téléphone. Ainsi, comprendrait-on mieux pourquoi le Léviathan administratif est une menace réelle pour la stabilité du pays. Peut-être de manière plus dangereuse que le terrorisme aux frontières. Car la déstabilisation sociale du Sud pourrait favoriser la naissance d'un irrédentisme qui se nourrirait du culturalisme berbère et du fort sentiment d'exclusion de la rente pétrolière. N. K.