En septembre dernier, le Conseil des ministres évoqua les réformes politiques en précisant que l'Administration était «garante du respect de la loi». A aucun moment, il n'était fait mention de la Justice dans ce rôle qui lui est pourtant consubstantiel. On avait alors ressenti un profond malaise et une sourde inquiétude au constat que le Conseil des ministres, c'est-à-dire le président de la République, éprouvait le besoin de présenter l'Administration comme le garant de l'ordre démocratique en voie de construction. Quelques semaines et de nombreuses critiques internes et externes plus tard, le chef de l'Etat, qui a engagé le pays dans un nouveau processus de démocratisation, reconnaît désormais à la Justice le rôle prééminent qui serait désormais le sien pour garantir des élections transparentes et probes. Cet autre engagement, il l'a pris, en sa qualité de Premier magistrat, à l'occasion de l'ouverture solennelle de la nouvelle année judiciaire. Par réalisme ou par simple bon sens, le président Abdelaziz Bouteflika a reconnu que l'Algérie est encore à l'étape de l'apprentissage de la démocratie. Que comparaison n'est pas raison. Et qu'il serait déraisonnable, même si l'aspiration démocratique est profonde et ardente dans le pays, de transposer en Algérie des modèles établis ailleurs depuis des siècles. De son point de vue, l'Algérie, sous sa conduite pragmatique et prudente, va à un rythme conforme à son histoire politique, à sa culture démocratique et à l'évolution des mentalités. Il a surtout reconnu que le pays a connu par le passé la fraude électorale systémique et systématique. Qu'elle a même expérimenté les élections à la Naegelen. Pour la petite histoire électorale, Marcel-Edmond Naegelen, député de la SFIO (socialiste) de 1945 à 1958 et gouverneur de l'Algérie colonisée, est responsable de la fraude électorale massive organisée par les colons et l'Administration locale, lors des élections législatives de 1948. Depuis, son nom est utilisé comme le label par excellence de la triche électorale, partout où les élections sont truquées dans le monde. Est-ce à dire que Naegelen ne sera plus algérien, dès les prochaines élections législatives du printemps 2012, que le chef de l'Etat a promis qu'elles seraient transparentes et honnêtes et sous contrôle massif de la communauté internationale ? On en prend les bons augures comme on serait enclins à le prendre au mot.Mais déjà, le fait même de confier le contrôle des opérations de vote, en amont et en aval, aux juges, est en soi une bonne nouvelle. Auparavant, les magistrats étaient présents dans les commissions de contrôle mais n'avaient pas la haute main sur les opérations qui étaient davantage supervisées, directement ou en sous-main, par les représentants de l'Administration, y compris les agents de la sécurité de l'Etat. La Justice contrôlait du mieux qu'elle pouvait, si tant est qu'elle était elle-même dotée des moyens nécessaires de son indépendance dans un système où la bureaucratie et les boyars (boyards) de l'aristocratie sécuritaire avaient un pouvoir prépondérant par rapport aux juges. La voie était alors ouverte pour une cuisine électorale à la Naegelen, avec des scores électoraux frisant parfois des plafonds à la Ben Ali. Remettre les juges au bon endroit, c'est-à-dire leur conférer un rôle de garant de la régularité des suffrages des Algériens, est un défi politique majeur. En Algérie, on parle souvent de pouvoir réel, de pouvoir apparent ou de pouvoir délégué. On fantasme même sur des pouvoirs exorbitants que détiendrait un cabinet noir de «décideurs» jamais identifiés comme tels et que détiendraient, à eux seuls, une partie de la haute hiérarchie militaire et certains hiérarques du DRS. Et l'on oublie souvent que le vrai pouvoir est celui de ce qu'on appelle, par euphémisme politique ou par sens de la litote, le Système, avec un grand S. Ce système, à savoir le pouvoir, le vrai, est celui de l'Administration, avec un A majuscule. Ce pouvoir abstrait, car dilué mais qui est bien réel lorsqu'il s'agit de préserver l'ordre et les privilèges établis, de renouveler les clientèles rentières du régime, constitue un parti supranational, au-dessus des institutions de l'Etat, des corps constitués, des partis politiques et de la société civile. C'est un gigantesque parti, tentaculaire, doté notamment d'une extraordinaire force inertielle. C'est un véritable Léviathan. Dans la Bible, cette créature indéfinie est un monstre colossal, sans forme précise. C'est une métaphore qui désigne l'Etat comme abstraction. En donnant aux juges la responsabilité, désormais historique, de contrôler, à la place de l'Administration, la régularité et la probité des élections, le chef de l'Etat s'attaque à ce Léviathan. Vaste défi qui peut être relevé si les juges auront les pleins pouvoirs, tous les moyens et, bien évidemment, en eux-mêmes, le pouvoir de conviction et la force de motivation. En démocratie, la toge est plus puissante que la casquette et le képi. C'est peut-être là, le sens du dernier message du président de la République. N. K.