La révolution du gaz de schiste a pourtant tout bousculé sur son passage. Grâce à la très controversée et polluante technique de la fracturation hydraulique, ainsi qu'à la maîtrise du creusement de puits horizontaux, la production d'hydrocarbures a fait un bond gigantesque outre-Atlantique depuis une dizaine d'années. Cela a entraîné un effondrement des prix La scène était parfaite pour l'arrivée de l'Intrepid. Dans un ford norvégien aux eaux translucides, sous un ciel bleu immaculé, le vaisseau de 180 mètres de long a terminé, mercredi 23 mars, sa traversée de l'Atlantique. En accostant au terminal de Rafnes, au sud de la Norvège, où se trouve une grande usine pétrochimique, il a marqué un moment historique : la toute première importation de gaz de schiste américain en Europe. Une véritable révolution dans le monde de l'énergie. A l'intérieur de l'immense bateau flambant neuf, construit pour l'occasion, se trouvaient 27 500 mètres cubes d'éthane liquéfié par -90 degrés. Le gaz va maintenant être chauffé à très haute température dans le «cracker» de l'usine de Rafnes, pour en faire de l'éthylène, qui deviendra ensuite du plastique utilisé dans les emballages alimentaires ou encore dans les gaines de câbles électriques. «Quand on a commencé à réfléchir à importer de l'éthane des Etats-Unis, en 2010, ça paraissait une idée complètement folle, on nous a dit qu'on n'y arriverait pas», se rappelle David Thompson, un dirigeant d'Ineos, une grosse entreprise de pétrochimie britannique. Effondrement des prix du pétrole Le projet semblait aller à l'encontre de tout bon sens, alors que l'usine de Rafnes est au bord de la mer du Nord, où se trouvent de grosses réserves de gaz. Imaginer qu'il puisse être moins cher de faire venir cette matière première de l'autre côté de la planète était difficile à croire. «J'ai commencé ma carrière ici, en 1988, explique Magnar Bakke, qui est aujourd'hui le directeur du site. Personne n'aurait jamais rêvé d'importer des Etats-Unis.» La révolution du gaz de schiste a pourtant tout bousculé sur son passage. Grâce à la très controversée et polluante technique de la fracturation hydraulique, ainsi qu'à la maîtrise du creusement de puits horizontaux, la production d'hydrocarbures a fait un bond gigantesque outre-Atlantique depuis une dizaine d'années. Cela a entraîné un effondrement des prix. En parallèle, la mer du Nord a connu une situation inverse. Après quarante ans d'exploitation, les gisements s'épuisent. Aujourd'hui, 80% des réserves du côté britannique ont été vidées, et 60% du côté norvégien. Pour la société Ineos – elle compte 65 usines dans 16 pays, avec 17 000 employés –, la situation devenait tendue. Le groupe possède deux immenses complexes industriels dans le nord de l'Europe : celui de Rafnes, et un autre à Grangemouth, en Ecosse. Tous les deux ont été installés là pour profiter de l'approvisionnement de la mer du Nord, mais cette ère touche à sa fin. L'éthane, en particulier, se fait rare côté britannique. Depuis une décennie, l'usine de Grangemouth ne fonctionne plus qu'à la moitié de sa capacité, faute de matières premières. Le cas de Rafnes est moins urgent, avec des approvisionnements garantis jusqu'à la fin de la décennie, mais le même problème se profile à l'horizon. Un pari fou La décision d'investir s'est précipitée en 2013. Une grande grève à Grangemouth a contraint alors à la fermeture temporaire du complexe. Jim Ratcliffe, le fondateur d'Ineos – et un homme connu pour son agressivité dans les affaires –, met le pistolet sur la tempe des employés : il ne rallumera pas l'usine si ceux-ci n'acceptent pas une baisse de leur salaire. En cas d'accord, en revanche, il se lancera dans ce pari fou d'importer du gaz de schiste. Les salariés ont accepté un gel de leur rémunération et une baisse de leur retraite. Ils se sont aussi engagés à ne pas faire grève pendant trois ans. En échange, Ineos a procédé à un investissement de 2 milliards de dollars (1,8 milliard d'euros). «Nous avons apporté une nouvelle ligne de vie à Grangemouth», s'enorgueillit aujourd'hui M. Ratcliffe. En 2013, pourtant, tout reste à faire. Les Etats-Unis sont certes importateurs d'hydrocarbures depuis des décennies, mais aucun équipement n'est prévu… pour exporter. Les ports sont conçus pour recevoir des méthaniers ou des pétroliers d'Afrique ou du Moyen-Orient. Les pipelines envoient le gaz ou le pétrole vers l'intérieur des terres. Il faut entièrement inverser le flux. Ineos décide pourtant de se lancer, agissant comme coordinateur entre les différents acteurs. En Pennsylvanie, un nouveau gisement a été trouvé, Marcellus Shale, contenant une forte teneur en éthane. L'entreprise signe un accord d'approvisionnement de quinze ans, pour s'assurer un flot régulier. Cinquante kilomètres de nouveaux pipelines sont alors construits, pour rejoindre ceux qui étaient déjà en place pour l'importation de gaz. Il faut ensuite inverser leur direction, ce qui n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît. Le port de Marcus Hook, à Philadelphie, jusque-là menacé de fermeture, est adapté pour l'exportation. Il faut aussi construire des bateaux suffisamment grands pour emporter l'éthane de l'autre côté de l'Atlantique. Jusqu'alors, ce gaz n'était transporté que sur de petits navires sur de courtes distances. Quatre méthaniers spécialement conçus sont fabriqués en Chine – leur nombre sera bientôt porté à huit. Enfin, au Royaume-Uni et en Norvège, d'immenses réservoirs d'éthane sont construits pour recevoir chaque cargaison. Six ans après avoir été pensé, et trois ans après avoir été effectivement engagé, le projet se concrétise enfin. Après Rafnes, les premiers bateaux arriveront à Grangemouth dans la deuxième partie de 2016. Chamboulement majeur Si Ineos a été parmi les premières entreprises à envisager de faire venir du gaz de schiste américain, elle est cependant loin d'être la seule. Face à l'immense production aux Etats-Unis, l'exportation s'est imposée comme la solution logique. Résultat, les investissements se multiplient : de nombreux ports sont en cours de transformation, prêts à envoyer le gaz américain à l'assaut du reste du monde. Le 15 mars, la première exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) est ainsi arrivée au Brésil, (soit 85 millions de mètres cubes) depuis la Louisiane. Et ce n'est qu'un début. «Les Etats-Unis vont avoir une capacité d'exportation de 60 millions de tonnes de gaz par an d'ici à 2020», estime Stephen O'Rourke, directeur de la recherche à Wood Mackenzie, une société de consultants. En comparaison, la production mondiale annuelle est actuellement de 250 millions de tonnes. Le gaz de schiste américain apporte donc 25 % supplémentaires sur le marché mondial. Selon M. O'Rourke, le débouché le plus évident pour ces tonnes de GNL est l'Europe, où le marché est ouvert et liquide, permettant d'écouler le gaz au jour le jour, sans avoir de contrat de long terme en place. «Les importations de GNL sur le Vieux Continent devraient tripler d'ici à 2020», analyse cet expert. Le chamboulement est majeur. L'impact pourrait être important sur la Russie, gros fournisseur de gaz en Europe, avec de profondes ramifications géopolitiques. L'aventure d'Ineos contient pourtant en germe un avertissement. Quand M. Ratcliffe a pris la décision d'importer du gaz de schiste, le pétrole était à 120 dollars le baril. Prudent, il a fait tourner ses modèles économiques, prévoyant, dans le pire des scénarios, une chute à 40 dollars. La suite est connue : le pétrole est tombé à 28 dollars, avant de rebondir depuis quelques mois. Ce krach pétrolier est une mauvaise nouvelle pour Ineos. Dans l'industrie chimique, ses concurrents européens font tourner leur «cracker avec un dérivé de pétrole. Plus l'or noir est cher, plus cela augmente leurs coûts, et plus les produits d'Ineos sont comparativement concurrentiels. M. Ratcliffe regrette-t-il son investissement ? «Absolument pas, c'était la bonne décision. Le plancher de notre rentabilité est à un baril autour de 30 dollars. Mais c'est sûr que c'est moins rentable que s'il était resté à 100 dollars.» Relancer l'industrie en Europe Le patron d'Ineos ne jure de toute façon que par le gaz de schiste, qui est d'après lui la seule façon de relancer l'industrie en Europe. «Aux Etats-Unis, 150 milliards de dollars d'investissement dans l'industrie chimique sont prévus d'ici à 2022, grâce au coût de l'énergie qui est très bas. Dans le même temps, sur le Vieux Continent, on voit fermeture d'usine après fermeture d'usine. Personne n'investit ici.» C'est dans cette logique qu'il a décidé d'acquérir plusieurs licences d'exploration de gaz de schiste dans le nord de l'Angleterre et en Ecosse. Mais son projet fait face à un tollé populaire. Depuis qu'un puits d'exploration de Cuadrilla, une entreprise concurrente, a provoqué une petite secousse sismique près de Blackpool, en 2011, aucun forage n'est en cours au Royaume-Uni. Plusieurs projets ont buté depuis sur de grandes manifestations. Londres fait tout son possible pour lancer cette industrie mais pour l'instant sans succès. Fidèle à sa réputation abrasive, M. Ratcliffe répond par une logique financière. Il propose d'offrir 6% des bénéfices de la production aux personnes qui accepteraient de vivre près de ses puits. Son espoir : que l'hydrocarbure situé dans le sous-sol britannique puisse progressivement remplacer celui de la mer du Nord. Ses usines pourraient alors bénéficier de cette production locale. La dépendance au gaz de schiste américain ne serait alors plus de mise. E. A.