En 1838, l'Emir Abdelkader, en guerre contre l'envahisseur français, ordonne aux Algériens de s'abstenir de consommer du sucre blanc. A cette époque, le colonisateur, tout à son obsession de construire les logements devant accueillir les futurs migrants et les routes permettant l'exploitation du pays, s'attaque aux cimetières, musulmans et juifs. Les sépultures sont profanées et les squelettes dispersés. Les nouveaux colons, à leur tour, élargissent leurs domaines au détriment des morts. La prolifération des ossements ainsi mis à jour pose problème… Le noir animal, ou charbon animal s'obtient en calcinant en vase clos les os provenant d'animaux. Parmi ses diverses utilisations, il sert à la filtration du sucre blanc. L'industrie sucrière est prospère en France, notamment à Marseille. Dans quel cerveau pervers est née l'idée voir dans les montagnes d'ossements humains dégagés par les pelleteuses coloniales un substitut commode aux restes animaux ? Très vite, les bateaux chargés de cette «marchandise» appareillent pour Marseille. Comme le note Olivier Lecour Grandmaison, «pour la première fois sans doute, dans l'histoire de l'Europe soumise aux transformations de la révolution industrielle, des restes humains furent employés dans l'élaboration de produits de consommation courante.» La France était devenue anthropophage, sort auquel ont échappé sans doute les musulmans d'Algérie grâce à l'injonction de l'Emir… En 1877 et 1878, une terrible sécheresse frappe la Nouvelle-Calédonie. Les colons blancs laissent divaguer leurs troupeaux qui provoquent des ravages sur les terres encore aux mains des Kanak. Face aux protestations de ceux-ci, les colons répondent en leur demandant d'ériger des clôtures. Le chef Ataï refuse en lançant sa célèbre phrase : «Le jour où mes taros, mes ignames iront manger votre bétail, je dresserai des clôtures autour de mes cultures.» Son sort est scellé. Avec son fils, son médecin et quatre de ses guerriers, il tombe dans un guet-apens. Sept têtes sont coupées, promenées sur des lances, avant d'atterrir dans les collections du Musée de l'Homme. Il faudra attendre l'année 2014 et l'obstination de l'écrivain Didier Daenninckx pour que les crânes d'Ataï et de son médecin réintègrent leur terre natale pour y être inhumés suivant la coutume… Il faut dire que le colonialisme excelle dans l'art d'utiliser une partie de ses sujets contre d'autres. Des déportés algériens, condamnés pour leur participation à la révolte des Mokrani de 1870 et des Communards sensibles aux fausses promesses d'élargissement, font la chasse aux kanaks… 1. Il y a d'abord cet argument scientifique : il faudrait que le Musée donne le détail des expériences menées sur les crânes en question, et celui des expériences à venir. Il faudrait qu'il dise dans quels laboratoires, sous l'égide de qui, avec quel financement ces expériences ont été menées et par qui, dans quelles conditions (au Musée même ou ailleurs ?), donner la liste des publications qui en ont découlé… 2. Dans quelles conditions ces crânes ont-ils atterri dans le Musée ? Ont-ils été achetés à des collectionneurs privés, par exemple ces médecins militaires qui s'en étaient fait une spécialité ? Ont-ils fait l'objet de donations ? Auquel cas le Musée s'est-il inquiété de la manière dont ils ont été acquis ? Ne s'est-il pas interrogé sur la légalité de l'obtention de ces crânes dont la «disponibilité» a été possible «grâce» à des décapitations opérées par une armée d'occupation sur des résistants qui se battaient pour leur liberté ? Plus généralement, n'y a-t-il dans la charte du Musée aucune clause de moralité ? Les restes humains résultant de l'horrible massacre opéré par le général Herbillon, qui reconnait lui-même la réalité de celui-ci, peuvent-ils faire partie d'une collection et être décrétés inaliénables ? 3. L'argument des «descendants». Il faudrait retrouver, près de deux siècles plus tard les descendants de ces résistants et leur demander d'engager une procédure de restitution aux familles. Exigence morbide : Tous les habitants des Zaatcha ont été massacrés, femmes, vieillards, enfants. Tous ! Des descendants, dites-vous ? 4. L'article 16-1 dispose que chacun a droit au respect de son corps. Il décrète que le corps humain est inviolable. Il ajoute enfin que le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial. Alors, de quel droit décrète-t-on que cet article est inopérant pour les vestiges humains appartenant à des collections publiques, donc régis par le code du patrimoine ? Si cela est compréhensible en ce qui concerne la préhistoire ou l'Antiquité égyptienne, il est scandaleux que cet article ne s'applique pas à des vestiges humains récents, qui n'ont pas été découverts par hasard, mais qui résultent d'un meurtre de masse. Il y a en ce moment l'esquisse d'un débat de fond sur ce sujet. Divers articles ont paru sur le statut juridique des restes humains faisant partie des collections muséales. Deux attitudes antagoniques sont apparues, opposant les peuples désireux de restaurer leur mémoire en rapatriant les restes de leurs héros, ainsi que leurs objets mémoriels, et les gouvernements des anciennes métropoles, obsédés par la crainte de l'éparpillement de leurs collections. Si les restes anonymes ne posent pas problème et peuvent continuer de figurer dans les collections, il n'en est pas de même pour les restes prélevés sur des cadavres de résistants à la colonisation et qui ont fait l'objet de massacres. Les réticences des responsables de collections dans ce cas de figure sont très mail perçues par les peuples qui demandent la restitution des leurs. Nul doute que l'issue de ce débat sera lourde d'implications. La fin du primat symbolique des ex métropoles, primat qu'elles détiennent en raison de l'énorme capital symbolique qu'elles se sont constitué par un pillage méthodique de leurs anciennes colonies contribuera à apurer ces comptes d'un passé qui, sans ça, ne passe pas… Cette fin ne servira pas à oblitérer une histoire tragique, faite de dépossession, de massacres de masse, d'infériorisation systématique. Elle n'effacera pas les décennies, voire les siècles d'une vision essentialiste qui édulcorait la barbarie occidentale parce qu'elle s'exerçait sur des peuples jugés inférieurs. Un emprunt à un auteur que je cite rarement parce qu'il est loin de figurer parmi mes préférés : «Si, aujourd'hui, des Français apprennent sans révolte les méthodes que d'autres Français utilisent parfois envers des Algériens ou des Malgaches, c'est qu'ils vivent, de manière inconsciente, sur la certitude que nous sommes supérieurs en quelque manière à ces peuples et que le choix des moyens propres à illustrer cette supériorité importe peu.» (Albert Camus) B. S. * Ecrivain, maître de conférences et professeur de sciences physiques à l'Université de Cergy-Pontoise.