Ecoutant une musique neuve et jamais entendue, Une pauvre romance, un air de chien battu, Chanté par une femme saoule au beau milieu d'une rue, L'amnésique se souvient d'une veuve que jamais il ne connut, Jacques Prévert (Paroles) Je revois le visage d'une vieille dame, la grand-mère d'un ami, que j'ai connue jadis. Elle avait perdu la mémoire. Elle se tenait toujours de la même manière, assise en tailleur, adossée à un mur, silencieuse. Elle avait l'immobilité d'une statue. La fixité de ses nombreux tatouages faciaux accentuait encore l'impression d'éternité qu'elle dégageait. Indifférente au flot des conversations qui l'environnaient, elle gardait un mutisme absolu. Parfois, un prénom émergeait de ses conversations, celui de son fils, mort depuis longtemps. Il fallait être un observateur attentif pour déceler sur son visage un imperceptible tressaillement. Pourquoi cette vieille dame revient-elle me visiter aujourd'hui ? Peut-être parce que je songe qu'elle pourrait figurer l'Algérie d'aujourd'hui. En dépit du bruit et du mouvement chaotique de ses rues, elle est en réalité figée dans le chagrin d'une perte dont elle a…perdu la mémoire. Mais qu'avons-nous donc perdu ? Quel est ce souvenir d'un passé évanescent dont nous pleurons silencieusement la disparition inéluctable et que nous sommes incapables de retenir, de lui redonner vie ? Nous nous contentons d'enregistrer dans notre inconscient sa fuite, en suivant la course vers l'oubli de ses lambeaux. Mais qu'est-ce que la mémoire ? De quoi l'oubli est-il le nom ? Evidemment, ces catégories n'ont pas échappé au champ de l'investigation scientifique. La loi du gradient de Ribot dispose que, dans la maladie d'Alzheimer, le récent s'efface avant l'ancien. Dans les démences sémantiques, qui représentent une forme de pathologie neuro-dégénérative, ce gradient est inversé. C'est l'ancien qui s'efface avant le récent. Le présent finit ainsi par constituer l'horizon unique. N'est-ce pas une image de ce qui a cours en Algérie ? La mémoire du passé s'y effiloche. Elle constitue aujourd'hui un tissu mité, une sorte de gruyère corrompu par la vieillesse et qui verrait ses trous s'agrandir et sa substance se réduire. Combien d'Algériens sauraient situer l'oasis des Zaatcha, la grotte de Ghar Frachih, le ravin de Kef Boumba… ? Ce sont pourtant des noms qui renvoient à des massacres abominables dont ont été victimes nos aïeux. A terme, ce processus d'oblitération va faire de notre pays une page blanche, même pas un palimpseste puisque dans celui-ci perdure l'histoire réelle sous les couches du mensonge. Le grand récit, ou roman national, qui traduit l'identité sociale d'un peuple, se construit à partir de «mécanismes qui renforcent ou annihilent l'importance de certains événements». Ceux qui sont privilégiés sont mémorisés quand les autres sont condamnés à l'oubli. On peut retrouver dans la maladie d'Alzheimer une forme de logique. Elle préserve la sauvegarde du passé et s'acharne sur le nouveau. C'est comme si la nature sauvait l'ancien parce qu'il est en effet nécessaire à la construction du nouveau. La mémoire n'est pas exclusivement tournée vers le passé. Elle est aussi anticipation du futur et projection dans l'avenir. Quand la mémoire est en question, il se trouve souvent des contradicteurs qui rejettent d'un revers de la main ces «vieilles lunes» du passé auxquelles, à les entendre, il faudrait tourner le dos et «regarder vers le futur». Ils s'avèrent, à l'usage, incapables de représenter ce futur. Il leur manque en effet les ingrédients, disséminés dans le passé, qui ont permis à notre peuple de vivre ensemble durant des siècles et qui façonnent encore aujourd'hui, pour le meilleur bien plus que pour le pire, notre mode de vie. La mémoire renvoie à la notion de fidélité quand l'Histoire renvoie à celle de vérité. Ces deux notions sont différentes, mais certes pas inconciliables. Au récit historique de la bataille des Zaatcha viendrait donner de la chair les témoignages d'éventuels descendants, les contes et légendes qu'elle a inspirés… C'est dans la mémoire que se trouvent les clés de notre vivre-ensemble, que se trouve le sens du sacrifice consenti par des millions d'Algériens pour nous offrir cette patrie dont nous avons la jouissance, mais aussi la charge. B. S.