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Le juste et le fort
Publié dans La Tribune le 22 - 09 - 2016

Dans Rhinocéros, la célèbre pièce d'Eugène Ionesco, une ville est le siège d'un phénomène étrange. Des habitants se réveillent avec une tête de rhinocéros. Il y en a d'abord un, puis deux, puis trois, puis des dizaines, des centaines. A la fin, il n'y a plus dans cette cité naguère tranquille que des hommes et des femmes à tête de rhinocéros...
Dans Rhinocéros, la célèbre pièce d'Eugène Ionesco, une ville est le siège d'un phénomène étrange. Des habitants se réveillent avec une tête de rhinocéros. Il y en a d'abord un, puis deux, puis trois, puis des dizaines, des centaines. A la fin, il n'y a plus dans cette cité naguère tranquille que des hommes et des femmes à tête de rhinocéros…
Il y a dans cette fable des résonances évidentes avec l'actualité.
En France, le masque du rhinocéros pourrait être le signe d'un ralliement aux idées d'extrême droite. A l'approche des élections présidentielles, mais aussi des législatives, une classe politique saisie par la panique se lance dans une course éperdue vers le nouveau paradigme qui conjugue le nationalisme dans sa version guerrière et un retour à la grille de lecture à l'ombre de laquelle se sont épanouis le colonialisme et l'esclavage. C'est une grille essentialiste, raciste, comme en témoignent le retour à un discours racialiste et son corollaire, l'injonction faite aux non-européens de s'assimiler, de se dissoudre jusqu'à disparaître du paysage. Peut-être une solution aux problèmes des éleveurs de porcs et des viticulteurs du Midi, qui trouveraient dans cette situation quelques millions de nouveaux clients…
Cette injonction rencontre des résistances, qui se manifestent de diverses façons. La plus visible est la prolifération des voiles et l'apparition d'avatars tels que le niqab ou le burkini. Radicalisation islamiste, tonne la classe politique. Ne serait-ce pas plutôt la réaction à l'évidente radicalisation de la classe politique, quasiment dans son ensemble ? Sarkozy intime l'ordre à tous ceux qu'il ne trouve pas assez Français d'accepter de jeter la part d'héritage de leurs aïeux au profit d'une ascendance gauloise. Le «gentil» Fillon nous apprend que la colonisation n'avait pas d'autre but que de partager avec des peuplades sauvages la culture française. Il est vrai qu'en Algérie, nos grands-mères fréquentaient Racine et Corneille et qu'elles déclamaient des vers de Victor Hugo le soir, à la veillée…
Manuel Valls a longtemps asséné l'idée que la tentative d'explication du terrorisme valait justification de celui-ci. Il fallait, à l'en croire, se contenter de condamner et, surtout, d'assigner les terroristes à une identité hors-sol, hors-humanité, une sorte de génération spontanée jaillie de nulle part et qu'il convient de détruire dès son apparition sans se préoccuper de ses racines éventuelles. La violence qui frappe délibérément des innocents doit être condamnée sans réserve. L'esprit humain a cependant besoin d'inscrire l'événement dans une chaîne causale. Inconsciemment, il se refuse à rejeter les assassins à une altérité irréductible. L'homme se sent quelque part responsable des atrocités commises par certains de ses semblables, oui, semblables. Ces jeunes gens aux visages blêmes ont grandi dans ses cités, ont été éduqués dans ses écoles. Il lui faut comprendre les mécanismes qui ont permis à cette frange de la population de faire sécession, de quitter la société dans laquelle elle a grandi. La vérité, c'est que, si le crime est horrible, sa genèse est souvent banale. Hannah Arendt a encouru les foudres des institutions juives quand elle a osé parler de la banalité du mal à propos de la destruction des juifs d'Europe, banalité qu'elle voyait s'incarner dans les trais d'un fonctionnaire falot nommé Eichmann. Elle avait sans doute raison, hélas. L'humanité peut certes être belle. Malheureusement, elle recèle aussi une part de violence, voire de bestialité et de sauvagerie qu'elle peut exercer sans entraves et sans trop de tourments moraux. La célèbre expérience de Milgram a révélé notre propension à nous défaire de notre libre arbitre et à exécuter les ordres les plus atroces quand ils nous viennent d'autorités supérieures. Rappelons que cette expérience consistait à débusquer chez des individus ordinaires l'aptitude à commettre des actes atroces s'ils lui sont ordonnés par une autorité supérieure. Les résultats sont effrayants. De jeunes gens équilibrés ont obéi à l'injonction d'une prétendue autorité scientifique et morale qui leur demandait d'actionner une machine censée délivrer des décharges électriques de plus en plus fortes. Cette machine était factice, évidemment. Mais ces jeunes gens la croyaient bien réelle. En l'actionnant et en augmentant l'intensité des décharges électriques, ils pensaient vraiment soumettre ces gens qu'ils voyaient se tordre de douleur à des tortures pouvant entraîner la mort. Cette expérience a découvert un abîme. Elle devrait nous inciter à éviter le confort de la pensée unique qui consiste à présenter les terroristes comme une sorte de fléau incompréhensible, qui viendrait troubler la marche sereine du monde. Cette même pensée unique a donné lieu aux déploiements militaires dont on constate l'inanité face au terrorisme.
Apprendre à vivre avec cette part de violence inhérente à la condition humaine, c'est d'abord la reconnaître et surtout éviter de lui fournir des occasions de s'exprimer. La dernière initiative de Donald Trump, possible futur président de l'hyper puissance mondiale, a été d'installer des relais de campagne dans les territoires palestiniens occupés par Israël. Il a inauguré ses nouveaux locaux par un discours où il appelle Israël à continuer de coloniser la Palestine. Quel est donc ce monde dans lequel le plus puissant, celui qui a la capacité de détruire l'ensemble de l'humanité, signifie avec un tel éclat son mépris du droit ? Comment faire semblant de s'étonner qu'un tel monde ne peut engendrer que la violence ?
Si tu ne peux faire que le juste soit fort, fais en sorte que le fort soit juste.
Vaste programme…
B. S.
*Ecrivain, maître de conférences et militant algérien. Professeur de sciences physiques à l'université de Cergy-Pontoise en France.


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