En 2011, en voyage officiel en Arménie, Nicolas Sarkozy provoque l'enthousiasme de ses hôtes par un discours enflammé marqué par une ferme injonction à la Turquie de «revisiter son histoire comme d'autres grands pays dans le monde l'ont fait, l'Allemagne, la France». En 2011, en voyage officiel en Arménie, Nicolas Sarkozy provoque l'enthousiasme de ses hôtes par un discours enflammé marqué par une ferme injonction à la Turquie de «revisiter son histoire comme d'autres grands pays dans le monde l'ont fait, l'Allemagne, la France». La France, tiens donc… Aurait-elle reconnu sa culpabilité, dans la colonisation de l'Algérie notamment ? Aurait-elle admis la mise à mort de millions d'Algériens par la faim, les camps de regroupement, les enfumades, les emmurements, les dizaines de milliers d'exécutions sommaires ? Aurait-elle dépêché ses missi dominici chargés de se recueillir sur les lieux de ses «exploits», à Guelma, Skikda, Kherrata, Sétif, aux grottes dans lesquelles elle a enfumé sans états d'âme des milliers de personnes, dont des femmes, des enfants, des vieillards ? Aurait-elle reconnu sa responsabilité dans le massacre des Zaatcha, dans lequel n'ont survécu, selon le général Herbillon qui commandait la colonne des barbares qui l'ont perpétré, qu'«un aveugle et quelques femmes» ? A-t-elle pris ses distances avec ses généraux, Bugeaud, Saint-Arnaud et les autres qui, entre deux incendies de villages et de récoltes, faisaient collection d'oreilles dont certains arrivaient à en remplir de pleins barils ? Non, bien sûr, bien au contraire… La France continue d'honorer les artisans de la colonisation. Il y a partout en France des rues Pélissier, des places Bugeaud, des squares Voirol… Il y a surtout l'Hôtel des Invalides, sorte de Panthéon des militaires, qui accueille les dépouilles de l'incendiaire Bugeaud, de l'enfumeur Pélissier, du collectionneur de têtes coupées et d'oreilles Saint-Arnaud, de l'emmureur Canrobert, tous promus maréchaux en récompense pour leurs «états de service»… Il a même été question, il y a quelques années, d'y ajouter Bigeard, l'homme aux crevettes, terme qui désignait ces cadavres d'Algériens que la mer rejetait régulièrement sur nos côtes. Il s'est trouvé des citoyens français courageux pour s'y opposer et qui ont eu gain de cause. Bigeard est allé se faire enterrer ailleurs mais pas n'importe où. Il s'agissait tout de même d'un lieu qui devait évoquer ses «exploits». Le choix s'est porté sur le Mémorial des guerres d'Indochine de Fréjus, où il a été inhumé en présence de l'actuel ministre de la Défense et de l'ancien président Valéry Giscard d'Estaing. Actuellement, ce sont les harkis qui sont à l'honneur. La France déclare officiellement reconnaître sa culpabilité dans leur abandon. Mais, à ma connaissance, rien n'a été dit sur les raisons de cet abandon. Elles apparaissent très clairement pour ceux qui ont vu les camps de harkis du Sud de la France. On y rencontre des vieillards oisifs, assis sur le pas de leur porte, des jeunes tout aussi désœuvrés longtemps soumis à l'interdiction de quitter le camp, et surtout des femmes aux visages parcheminés, recouverts de tatouages, s'affairant l'air absent dans leurs amples blouzas. Aucun de ces vieillards ne parle le français. Ces Algériens dont on nous dit qu'ils ont choisi la civilisation et la culture de la France n'en connaissent pas la langue. Le colonisateur ne voyait sans doute pas la nécessité de la leur apprendre. C'est un révélateur du regard posé sur ces pauvres hères par les prédécesseurs de ceux qui font mine de les fêter aujourd'hui, un regard doublement méprisant envers l'indigène et le renégat. S'ils ont choisi la France, c'est le plus souvent sous la contrainte ou la peur, peut-être aussi pour la perspective d'une solde, même misérable, qui leur assurerait la jouissance d'une paire de chaussures et d'un manteau pour l'hiver. Ce sont les descendants des Africains qui sont venus mourir sur les plages de Provence pour une cause qu'ils ne connaissaient même pas, de ces Africains à qui, une fois la victoire sur le nazisme acquise, on a intimé l'ordre de rentrer chez eux et qui ont été remplacés par des soldats blancs. Les autorités de l'époque ne voulaient à aucun prix que le défilé de la victoire sur les Champs-Elysées soit par trop basané… Ce sont aussi les descendants plus lointains de ces dizaines de milliers d'Africains qui ont trouvé la mort dans les tranchées boueuses de la première guerre mondiale. Ils n'ont pas été dignes d'avoir leurs noms dans l'ossuaire de Douaumont. Maigre consolation : on en retrouve une partie dans l'annexe de l'ossuaire ouverte en… 2006 ! Et l'Algérie dans tout cela ? Silence… Elle aurait peut-être dû réagir à cette campagne qui a vu la classe politique française dans son ensemble verser une larme sur le sort des harkis. Elle aurait pu inviter son partenaire français à plus de discrétion. Les harkis n'ont pas laissé un bon souvenir en Algérie. Notre gouvernement avait fêté le cinquantenaire de l'indépendance de façon modeste, sans le faste qui aurait dû accompagner un événement de cette importance. Il se disait à l'époque que cette retenue visait à ne pas perturber les relations bilatérales et donc à ne pas indisposer le puissant partenaire du Nord. Possible… Il y a une autre façon de faire. Entre la Chine et le Japon, il existe un fort contentieux mémoriel. Les Japonais ont commis des massacres abominables. A Tokyo, il existe un sanctuaire shinto, le Yasukuni, le pendant de l'Hôtel des Invalides. Ce sanctuaire est considéré comme un symbole du Japon colonialiste puisqu'il accueille les âmes des généraux Japonais que le pays choisit d'honorer. Beaucoup de ces généraux sont impliqués dans des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité perpétrés en Chine. Les leaders japonais avaient coutume d'y venir saluer la mémoire de ces généraux. La montée en puissance de la Chine les a conduits à plus de discrétion. Quelquefois tentés par passer outre la menace de leur puissant voisin, des leaders de premier plan s'aventurent dans des initiatives qui déplaisent à Pékin. Ils en subissent le courroux dans l'heure qui suit. L'Algérie n'est pas la Chine, hélas. Pour autant, cela ferait tellement plaisir à notre peuple, un bon coup de gueule contre ces ectoplasmes qui se voient présidents et qui assurent que la colonisation n'avait pas d'autre but que de partager avec des sauvages la culture française ! Le 6 octobre 2011, premier jour de son séjour officiel en Arménie, Nicolas Sarkozy visite le monument érigé à la mémoire des centaines de milliers de victimes du génocide arménien des années 1915-1918. Il déclare alors à la presse : «La Turquie, qui est un grand pays, s'honorerait à revisiter son histoire comme d'autres grands pays dans le monde l'ont fait, l'Allemagne, la France.» La France ? Vraiment ? Regarde-t-elle son passé, notamment son passé colonial en Algérie, en face ? Le projet de transfert des cendres du général Bigeard aux Invalides n'incite pas à répondre par l'affirmative. L'hommage à l'homme sera perçu comme une approbation et la légitimation de son œuvre en Algérie. La France officielle s'apprête donc à honorer un chef militaire qui, jusqu'à la fin de sa vie, a justifié l'usage de la torture et qui, en dépit de ses dénégations, l'a pratiquée personnellement au cours des guerres d'Indochine et d'Algérie : il la tenait pour «un mal nécessaire». Il faut dire que, depuis le XIXe siècle, l'Hôtel des Invalides s'est montré très accueillant pour des célébrités dont les titres de gloire n'ont pas grand-chose à voir avec l'humanisme. Si Bigeard devait y entrer, il s'y sentirait en bonne compagnie puisqu'il y retrouverait des compatriotes d'Algérie, l'amiral Duperré qui commandait la flotte d'invasion en 1830, les chefs de l'armée qui conquit l'Algérie, le général Damrémont, les maréchaux Bugeaud, Canrobert, Pélissier et Saint-Arnaud, qui se sont illustrés par la totale inhumanité qui a présidé à leurs faits d'armes : Massacres collectifs, incendies de villages, de récoltes, enfumades, emmurements… En Algérie, le projet suscite une indifférence apparente. La presse en a certes rendu compte mais de façon assez neutre. Beaucoup d'intellectuels, bien qu'impliqués dans la lutte pour faire prévaloir une vision autre que coloniale de l'histoire d'Algérie, répugnent à prendre position sur une question qu'ils perçoivent comme franco-française. D'autres, dont je suis, pensent au contraire avoir leur mot à dire. Ma mère, à l'instar de 85% de ses compatriotes des deux sexes qui, jusqu'à la veille de l'indépendance, n'ont jamais fréquenté l'école, est analphabète. De la langue française, elle ne connait que quelques mots : Lalidjou (La Légion, sous-entendu étrangère), Sbaniouls (les Français d'Algérie étaient ainsi désignés dans l'Oranie, du fait des origines espagnoles de beaucoup d'entre eux), Bidjarrrr (Bigeard). Elle n'avait pas accès aux informations, ne se faisait lire aucun journal, mais elle connaissait, tout comme l'écrasante majorité de ses compatriotes des deux sexes, le nom de Bigeard. Il y a d'ailleurs fort à parier que la notoriété du général était bien plus importante en Algérie du temps de ses exploits qu'en France ! Plus largement, les Algérois, vieux et moins vieux, parlent encore de la place Bugeaud, de la rue Rovigo, de la colonne Voirol. A l'Est, de nombreux habitants de la petite ville d'El Eulma s'obstinent à désigner leur cité du nom de Satarrrno (Saint-Arnaud). Les tortionnaires de l'Algérie se sont ainsi inscrits dans le paysage, dans l'imaginaire algérien. La façon dont la France les traite ne peut donc laisser les Algériens indifférents. Alors même que les crimes commis en son nom en Algérie sont établis, elle persiste, non seulement, à les nier en tant que crimes, mais à les glorifier en donnant le statut de héros de la Nation à ceux qui les ont perpétrés. Les Algériens peuvent voir dans cette façon de faire un prolongement du traumatisme colonial. C'est en effet de la même matrice, faite de déni et de mépris envers les ex-colonisés, que procède l'attitude officielle française à l'égard des généraux des corps expéditionnaires dans les colonies. Accueillir Bigeard aux Invalides est symptomatique de cette incapacité à regarder le passé avec une autre lorgnette que celles dont étaient munis Pélissier, Bugeaud, Saint-Arnaud, Bigeard. C'est en réaction à cette attitude que je rejoins les 9 000 citoyens de France qui manifestent leur opposition au projet de transfert des cendres de Bigeard aux Invalides. Il y a une autre raison qui fonde mon engagement, une raison qui dépasse le cadre algéro-français. A l'évidence, nous vivons une époque de grands bouleversements dont la crise actuelle en Europe et aux Etats-Unis est sans doute un signe avant-coureur. Si personne n'est capable de prédire ce que sera le monde de demain, il n'est pas besoin d'être grand clerc pour prévoir ce qu'il ne sera pas. Le magistère exclusif, financier, économique, moral qu'exerce actuellement le condominium occidental sur le reste de la planète va disparaître. La France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, les Etats-Unis, le Japon, anciennes puissance impériales, devront composer avec la Chine, l'Inde, anciennes colonies. Ils devront faire aussi avec de nouveaux acteurs qui feront à plus ou moins brève échéance, irruption sur la scène internationale. Ces nouveaux acteurs viendront d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique du Sud et auront pour beaucoup expérimenté l'épreuve de la sujétion. Cette évolution risque d'autant moins de se faire en douceur que la confrontation se fera entre deux imaginaires antagoniques. Un des moyens de réduire ce risque est précisément de déminer le passé. A l'heure où se retrouveront autour d'une table les colonisateurs et les colonisés d'hier, ils ne pourront se muer en partenaires véritables qu'en ayant fait justice d'une certaine historiographie coloniale, encombrée de clichés et de mensonges accréditant la thèse de l'œuvre «civilisatrice» que l'envahisseur aurait menée dans les contrées qu'il a soumises. Il faudra auparavant avoir détruit les mythes qui ont fait des peuples vaincus des barbares, inférieurs en humanité à ceux qui les massacraient. Tous les pays ex-colonisateurs devront revisiter leur Histoire, avec une autre grille de lecture que celle d'une supposée prééminence sur d'autres peuples. Il faudra naturellement en avoir fini avec la tendance, aussi misérable que tenace ; à glorifier une ère qui s'est soldée par des millions de morts et la confiscation pour des centaines de millions de personnes de leur bien le plus précieux, la liberté. Maintenir le projet d'honorer les personnalités emblématiques de cette période sanglante, par exemple en transférant les cendres de Bigeard aux Invalides, prendrait la forme d'une humiliation à l'encontre des peuples qui ont subi leurs exactions. Cela ne pourra être sans effet sur des relations futures qui seraient placées sous le signe d'une détestable continuité. Entre le Japon et la Chine, il y a un contentieux mémoriel important. Le sanctuaire japonais de Yasukuni est un peu le pendant de l'Hôtel des Invalides, à ceci près qu'il a une dimension religieuse que celui-ci ne revendique pas. Il accueille, entre autres, les «âmes» de quatorze criminels de guerre dont sept sont des morts juridiques (c'est-à-dire qu'ils ont été fusillés après la deuxième guerre mondiale par un tribunal international). Le 15 août, date anniversaire la défaite du Japon, le sanctuaire est le théâtre de rassemblements de l'extrême droite japonaise, celle qui revendique l'héritage du bellicisme et du colonialisme nippon. Plus grave, de 2001 à 2006, le sanctuaire reçoit également la visite du Premier ministre Japonais. Les protestations de plus en plus vives des gouvernements chinois et sud-coréen, ainsi que d'une partie de la population japonaise, ont contraint les officiels japonais à ne plus se livrer à cet exercice. La Chine avait fait de son maintien un quasi casus belli. Si le gouvernement japonais a cédé, ce n'est pas suite à une introspection qui l'aurait conduit, au nom de la morale, à librement se démarquer de son passé militariste et colonial. Il ne l'a fait que pour maintenir des relations de bon voisinage avec la Chine, gage d'un maintien de sa prospérité économique. Les victimes de Bigeard ne bénéficient pas de la puissance chinoise. Ils ne peuvent espérer se faire entendre en faisant pression sur la France. Il faudra toutefois espérer que le gouvernement français finisse par s'engager dans la voie d'une remise en cause radicale du passé colonial sans attendre d'y être contraint. A défaut, la France y perdrait, outre son âme, sa voix dans le futur concert des nations ! B. S.