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Trump, le Dragon et le Minotaure
Publié dans La Tribune le 05 - 12 - 2016

Si Donald Trump comprend quelque chose, c'est bien l'intérêt des faillites et du recyclage financier. Il est parfaitement au courant des avantages présentés par le défaut de paiement, suivi d'annulations massives de dettes et de la création d'actifs à partir de passifs. Mais saisit-il la profonde différence entre l'endettement d'un promoteur immobilier et celui d'une économie de premier plan ? A-t-il réalisé que la bulle de la dette privée de la Chine constitue une poudrière pour l'économie mondiale? Beaucoup dépend de sa compréhension des enjeux.
Trump a été élu grâce à une vague de mécontentement populaire lié à la gestion catastrophique par les élites du boom économique pré-2008, comme de la récession post-2008. Sa promesse de mesures de relance nationales et d'une politique économique protectionniste destinées à créer de nouveaux emplois dans le secteur manufacturier l'a porté à la Maison-Blanche. Mais qu'il puisse tenir cette promesse ou non dépend de sa compréhension du rôle que les Etats-Unis ont joué au «bon vieux temps», de celui qu'ils peuvent jouer aujourd'hui, et surtout du rôle prépondérant de la Chine.
Avant 1971, l'hégémonie mondiale des Etats-Unis était fondée sur l'excédent de la balance courante américaine par rapport au reste du monde capitaliste, qu'ils ont contribué à stabiliser en recyclant une partie de cet excédent en Europe et au Japon. Ces flux monétaires ont renforcé la stabilité économique et contribué à une baisse marquée des inégalités partout dans le monde. Mais à mesure que les Etats-Unis devenaient déficitaires, ce système mondial est tombé en panne, donnant lieu à l'émergence de ce que j'ai appelé le Minotaure planétaire.
Selon un mythe ancien, le roi Minos de Crète devait son hégémonie au Minotaure, un monstre tragique emprisonné sous le palais du roi. La profonde solitude du Minotaure avait pour pendant la terreur qu'il inspirait bien au-delà de l'île, parce que son appétit vorace ne pouvait être assouvi que par la chair humaine - garantissant ainsi la pérennité du règne de Minos. Un navire de la lointaine Athènes, chargé de jeunes garçons et filles, se rendait ainsi régulièrement en Crète pour livrer son tribut humain au monstre. Ce terrible rituel servait à préserver la paix et la suprématie de la civilisation minoenne.
Après 1971, l'hégémonie des Etats-Unis s'est étendue selon un processus analogue. Le Minotaure n'était autre que le déficit commercial américain, qui a dévoré une proportion croissante des exportations nettes mondiales. Le déficit naissant des Etats-Unis a été financé par les entrées nettes quotidiennes à Wall Street de milliards de dollars en provenance des propriétaires étrangers (et souvent américains) d'usines lointaines - une forme de tribut moderne au Minotaure planétaire.
Plus le déficit commercial augmentait, plus grand était son appétit pour les capitaux européens et asiatiques. C'est sa fonction qui a donné sa dimension planétaire au Minotaure : il a permis de recycler les capitaux financiers (bénéfices, épargnes et surplus monétaires). Il a permis aux rutilantes usines allemandes de tourner à plein régime. Il a englouti tout ce qui était produit au Japon, et plus tard, en Chine. Mais dans l'intervalle, Wall Street découvrait comment démultiplier ces apports de capitaux au moyen d'instruments financiers inédits. Les vannes de la financiarisation ont été ouvertes en grand et le monde s'est retrouvé croulant sous les dettes.
A l'automne 2008, le Minotaure a été mortellement blessé par sa collision avec le mur de la dette privée, un produit dérivé de son appétit. Même si la Réserve fédérale (Fed) et le Trésor américains ont renfloué les marchés américains (aux dépens des Américains laissés-pour-compte depuis les années 1970), rien n'a pu rétablir l'ordre précédent : la capacité de Wall Street à continuer à «boucler la boucle» du recyclage financier mondial avait disparu. Le secteur bancaire américain n'était plus en mesure de maîtriser le déficit jumeau, commercial et budgétaire, dans le but de financer une demande intérieure capable d'absorber les exportations nettes mondiales. A partir de ce moment-là, l'économie mondiale n'était plus à même de retrouver un équilibre.
Après la disparition du Minotaure, la Fed et le Trésor américains ne sont pas les seuls à devoir être crédités pour avoir empêché une nouvelle Grande Dépression : les Etats-Unis ont également été sauvés par le Dragon. Le gouvernement chinois a porté les investissements domestiques à des niveaux sans précédent pour contrebalancer les effets de la contraction des dépenses aux Etats-Unis et en Europe. Depuis plusieurs années, les autorités chinoises autorisent les banques étatiques et le système bancaire parallèle à accorder des crédits de manière incontrôlée, leur permettant même de profiter des largesses de la Fed en souscrivant des obligations libellées en dollars. On peut dire succinctement que le Dragon est intervenu pour rééquilibrer l'économie occidentale lorsque le Minotaure ne le pouvait plus.
Les autorités chinoises savaient ce qu'elles faisaient. Elles ont créé une bulle d'investissement non durable pour donner le temps à l'Europe et aux Etats-Unis d'agir de concert. Hélas, les deux ont échoué. Les Etats-Unis à cause du bras de fer entre le président Barack Obama et le Congrès contrôlé par les républicains et l'Europe pour des raisons trop douloureuses à rappeler. Et lorsque la «tempête parfaite» a frappé en 2015, avec une hausse des taux d'intérêt américains et une baisse simultanée des prix des matières premières, la Chine a dû à nouveau encourager l'endettement.
Aujourd'hui, l'emballement du crédit en Chine est adossé à des garanties presque aussi mauvaises que celles sur lesquelles comptaient Bear Stearns, Lehman Brothers et tous les autres en 2007. De plus, étant donné que le renminbi chinois est fortement surévalué, les entreprises empruntent des dollars pour effectuer un remboursement anticipé de leurs arriérés de créances libellées en dollars, exerçant ainsi une pression à la baisse sur le taux de change.
Le programme de Trump pour venir en aide aux laissés-pour-compte depuis les années 1970, pour autant qu'un tel programme soit possible à discerner, semble reposer sur deux piliers : un plan de relance domestique et des négociations commerciales bilatérales assorties de menaces de rétablissement des droits de douane et des quotas. Mais s'il emploie la manière forte avec le gouvernement chinois, en l'obligeant à réévaluer le renminbi et en recourant à diverses mesures d'intimidation, il risque de faire éclater la bulle de la dette publique de la Chine - provoquant une avalanche de conséquences néfastes qui annuleraient tout plan de relance qu'il pourrait appliquer.
Dans ce cas de figure, les dépenses préconisées par Trump dans les infrastructures se transformeraient simplement en de nouvelles subventions aux entreprises, avec un effet multiplicateur négligeable. Cette conjoncture ouvrirait à son tour la voie à des mesures d'austérité, en raison de la panique que provoqueraient d'éventuelles nouvelles hausses des taux d'intérêt américains et parce que les dépassements du budget fédéral exerceraient des pressions sur les engagements existants non financés de l'Etat (la sécurité sociale par exemple).
Si la stratégie économique à moyen terme de Trump a la moindre chance de réussir, il doit comprendre que ce n'est pas la dette publique des Etats-Unis, mais la dette privée de la Chine qui doit être restructurée. Faute de quoi, le rendement des bons du Trésor américain pourrait s'envoler, affaiblissant fortement la viabilité de la dette américaine.
De même, Trump doit réaliser qu'il ne peut pas rendre sa grandeur à l'Amérique en imitant le plan de relance non financé de Ronald Reagan. Ce tour de passe-passe a réussi lorsque le Minotaure était enchaîné et nourri ; il ne fonctionnera pas si le Dragon s'essouffle. Si Trump veut vraiment rééquilibrer l'économie américaine de façon à ce que la croissance profite aux exclus à qui il a tant promis, il doit s'inspirer de Franklin D. Roosevelt et s'atteler à une restauration d'inspiration keynésienne des Accords de Bretton Woods.
Y. V.
*Professeur d'économie à l'université d'Athènes et ancien ministre des Finances de la Grèce.
In project-syndicate.org


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