Difficile d'écrire sur une légende humaine et artistique nommée René Vautier. Né en janvier et mort en janvier, cet homme de légende entretenant la légende fut un cinéaste baroudeur battant la campagne et crapahutant dans les maquis des luttes anticolonialistes. Un livre entier ne suffirait pas pour évoquer son livre de vie et de cinéma ouvert, et même une abondance d'adjectifs et de superlatifs n'y suffirait pas. L'œuvre colossale de René Vautier - qui a longtemps subi la censure d'Etat - est très peu diffusée en France et assez injustement méconnue. La comparaison habituelle avec Joris Ivens, l'illustre nom du cinéma documentaire mondial, n'est pas usurpé tant le regard engagé du «Hollandais volant» sur le développement des inégalités était poétique. Avec sa caméra rouge de la couleur de ses engagements progressistes et de ses colères militantes, René Vautier racontait le monde pour mieux pouvoir le changer. Et cela a commencé à Bamako, un beau jour de 1949, puis s'est poursuivi, en toute puissance politique et en toute beauté cinématographique, en Algérie, dans les maquis, aux côtés des moudjahidine de la Libération. Son premier film, «Afrique 50», peut-être sa meilleure œuvre en même temps que «Avoir vingt ans dans les Aurès», est un implacable réquisitoire contre le colonialisme français en Afrique noire. Le film lui valut une interdiction totale, treize inculpations, et l'armée coloniale, se rappelant qu'il n'avait pas fait son service militaire alors même que ses faits de Résistance auraient pu l'en exempter, l'envoya en Allemagne où il passa un an en prison militaire. La suite fut haute en couleurs et empreinte de bravoure, fantasque et fantastique, internationaliste et esthétiquement inventive. Mais c'est la guerre d'Algérie et l'Algérie elle-même qui constituent le vrai premier volet de sa foisonnante carrière. René Vautier passe ainsi clandestinement dans ce «territoire d'outre-mer» pour se battre contre le colonialisme et filmer du côté de l'ALN. Il y est blessé, incarcéré à cause de conflits internes à la révolution algérienne, pourchassé surtout par l'armée française. Là-bas chez nous, le Breton devient une légende vivante. À l'Indépendance, il travaille à la Cinémathèque d'Alger, forme de jeunes cinéastes et organise des tournées épiques dans toute l'Algérie, y compris dans des localités qui n'avaient jamais vu alors de projection. L'Algérie donc, l'Algérie d'abord, avant tout et après tout ! Entre notre pays et le cinéaste, il y a une longue histoire et l'histoire africaine de René Vautier commence en fait en Algérie même si elle a débuté au Mali ! En Algérie, il y voyage pour la première fois adolescent. Le jeune Breton accompagne alors une troupe de théâtre amateur et se perd dans le quartier chaud de Sidi Belabbès où une prostituée lui servira d'Ariane algérienne. Béguin pour la charmeuse et coup de foudre pour le pays ! Il accompagnera ensuite la longue marche du peuple algérien vers l'Indépendance dont il capte les instants les plus palpitants avec sa caméra. D'abord la conquête coloniale et le Premier novembre 1954 expliqués dans «Une nation, l'Algérie» qui lui vaudra d'être poursuivi pour «atteinte à la sûreté de l'Etat». Plus exactement pour ce commentaire prophétique : «l'Algérie sera de toute façon indépendante, et il conviendrait de discuter dès maintenant de cette indépendance avec ceux qui se battent, avant que des flots de sang ne viennent séparer nos deux peuples.» C'est aussi «L'Algérie en flammes», filmé dans le maquis en 1957/58, aux côtés des combattants de l'ALN qui vaudra à son auteur moult déboires. Et des deux côtés des barbelés puisqu'il sera blessé sur la ligne Morice d'où il en a gardé un petit morceau de caméra dans le crâne. Recherché par les autorités coloniales et, une fois le film fini, emprisonné plusieurs mois par le FLN qui ne pouvait en effet accepter de faire la promotion d'un film «réalisé par un Français communiste alors que la direction du FLN affirmait ne recevoir aucune aide communiste» pour ne pas s'aliéner le soutien de pays arabes réactionnaires où les Communistes étaient loin d'être en odeur de sainteté. Ce n'est qu'en juillet 1960 que René Vautier quittera sa geôle algérienne pour être reconnu «premier cinéaste algérien». Il forme alors les réalisateurs et prend la direction des Cinés-Pops, les cinémas itinérants de l'ex-Oncic. «Algérie en flammes» ne sera diffusé en France, pour la première fois, qu'en 1968, dans la Sorbonne occupée en ces temps de tumulte révolutionnaire par les étudiants. Mais c'est incontestablement «Avoir vingt ans dans les Aurès», l'un de ses rares longs-métrages de fiction et le premier film français mettant explicitement en scène la guerre d'Algérie, qui lui valut de s'inscrire, en travellings d'or, dans les «classiques» du cinéma français. Classique, dans le sens où il acquit une vaste notoriété chez ceux qui s'intéressent à l'Histoire, à la décolonisation et au cinéma de l'engagement et de l'esthétique révolutionnaire. Construit à partir de témoignages d'appelés et réalisé avec des queues de cerise, le film raconte la guerre d'Algérie de ces conscrits et interroge férocement sur la manière dont on peut mettre des jeunes «en situation de se comporter en criminels de guerre» expliquait René Vautier lui-même. Lui qui disait «filmer le réel pour participer à l'évolution de la réalité». Le grand historien du cinéma Georges Sadoul a dit de lui ces mots qui constituent son équation de vie et de cinéaste révolutionnaire : «René Vautier tranche…par ses convictions, il pense visiblement que lorsqu'un mur se dresse sur la route de ce qu'il veut montrer, la seule solution consiste à foncer dans le mur, caméra au poing et tête en avant. Les murs n'ont qu'à bien se tenir.» La caméra rouge, René Vautier l'a toujours empoignée pour mieux «donner l'image et le son à ceux que l'ordre veut bâillonner». Le cinéaste le plus censuré de France aura payé ainsi le tribut le plus lourd pour être à la fois cinéaste et citoyen de son pays d'origine et citoyen du monde. Lui qui a toujours été obligé de «mettre sa peau dans la balance» pour pouvoir filmer comme il l'entendait, au «nom de l'amitié entre les peuples». Au nom de cette amitié, au nom de son engagement indéfectible aux côtés de notre peuple pour sa libération du joug colonial, René Vautier mérite mieux qu'une rue ou un bâtiment en son nom : notre gratitude éternelle. N. K.