Dans Syllogismes de l'amertume, Emile Cioran dit que «l'avantage qu'il y a à se pencher sur la vie et la mort, c'est de pouvoir en dire n'importe quoi». Mais peut-on vraiment dire n'importe quoi de la disparition d'un ami, mieux, d'un frère depuis plus de trois décennies, dont presque le tiers de travail ensemble ? Mais Dieu m'est témoin que c'est dur, dur, infiniment dur, d'extraire des tripes, et même de la gorge, les mots pour dire ce que fut l'homme disparu ! Ce que fut l'homme et le professionnel des médias par lui-même, pour moi, pour les êtres par lui aimés, pour les siens qui l'aimaient et l'aiment tant, et pour tous ceux qui l'ont bien connu et aimé peu ou prou. Dire sa vérité humaine avant tout, celle du grand patriote profondément habité par le sens de l'Etat et surtout de sa permanence. Dire cette vérité avant même la dimension du journaliste et du communicateur professionnel qu'il fut presque une vie durant. Oui, l'enfant de Scala, sur les douces hauteurs «élbiaroises» d'Alger, était aussi un fils de Com, moins connu sous cet aspect que le journaliste et le directeur de journal. Khouya Hssissène, mon frère Hassen, mon pote Bachir, mon camarade Bachir-Chérif, ou encore plus simplement par les trois initiales B.C.H, comme on le désignait, au gré des possibilités qu'offraient son patronyme composite de Hassen Bachir-Chérif, est mort ! Dieu m'est témoin que j'ai bien envie de mettre autant de points d'exclamation qu'il y a d'étoiles au firmament devant l'hideux mot de «mort» ! Mais comment le mort serait-il mort quand il marche dans le cœur et trotte dans l'esprit depuis qu'on a dit qu'il est mort ? Et quand le plus souvent je refuse d'admettre l'inéluctable, je me console parfois en faisant mien cet aphorisme du philosophe allemand Georg Christoph Lichtenberg qui disait que «la nature a même presque instinctivement armé l'homme contre la crainte de la mort et son déni : par la foi en l'immortalité». Et comment donc refuser l'idée même de la mort, sinon par les mots, et surtout en empruntant aux autres, aux plus illustres qui l'ont pensée froidement, comme lorsqu'elle vous frappe de la même manière ? Et comment, dans ce cas, ne pas appeler au secours André Gide pour dire que même «si je la reniais ce matin cette mort», comme hier d'ailleurs et comme demain certainement, j'en parlais parfois avec Hssissène qui n'hésitait pas à l'évoquer lui-même pour mieux en bannir l'idée même ! Et c'est bien l'auteur prolifique de La Porte étroite et de Si le grain ne meurt, qui a dit aussi que «la pensée de la mort le poursuit avec une obstination singulière. À chaque geste que je fais, disait-il, je calcule : combien de fois déjà ? Je suppute : combien de fois encore ? Et je sens, plein de désespoir, se précipiter la révolution de l'année. C'est aussi qu'à mesurer qu'autour de moi l'eau se retire, ma soif augmente et que je me sens d'autant plus jeune qu'il me restera moins de temps pour le sentir». L'esprit de la mort et de la vie qui nous animaient, c'était bien ça, bien résumé par l'écrivain des Nourritures terrestres que j'aimais tant lui citer. Mais la mort n'a pas choisi le moment où elle a décidé de ravir à l'immense amour des siens, de ses enfants et de leurs mères, de son frère ainé, de ses neveux et nièces, de son beau-père le digne et fier fils de la Casbah, de ses amis pour lui si chers, de ses consœurs et confrères de tout bord et de toutes générations confondus. Et ce fut par traitrise, entre chien et loup, au moment même de l'imsak, cet instant de piété musulmane où l'on cesse de s'alimenter avant d'affronter une nouvelle journée de jeûne sacerdotal. Et là, la camarde a choisi le chemin le plus court pour frapper, sans signes avant-coureurs : le cœur, celui que Hssissène avait gros «comme ça», aussi vaste que deux océans mêlés ! Un instant avant, il était encore, un instant après, il n'était plus. Parti au royaume du repos éternel. Celui des bons, des altruistes, des indulgents, des solidaires et des prompts à compatir, autant de vertus que l'Eternel en son infini univers saura reconnaître à khouya Hssissène. Les reconnaître en lui réservant en son vaste paradis la place la plus ombragée, en dessous de laquelle coulent les fleuves de la félicité, celle de la paix perpétuelle de l'âme des généreux. Car Dieu sait que khouya Hssissène étaient de ceux-là, de ceux qui n'avaient pas le cœur là où il y a le cœur, mais sur la main toujours tendue. Oui, oui, car khouya Hssissène, c'était le souci de l'Autre. Surtout des gens de peu et de ceux qui n'en peuvent mais d'être démunis. Ah, bien sûr, il pouvait parfois déverser sur eux le déluge de ses colères qui le consumaient davantage qu'elles ne pouvaient nuire aux têtes sur lesquelles elles se déversaient. Mais, j'en témoigne, et dieu m'est témoin, qu'il s'en repentait très vite pour mieux me dire que ses colères étaient juste un excès d'amour et une catharsis pour lui-même ! Certes, on dit bien que qui aime bien châtie bien, mais Hssissène, lui, punissait rarement et ne recourait à la punition qu'en ultime et extrême recours, et non sans en concevoir regrets et culpabilité postérieurs. Souviens-toi khouya Hssissène que le spectateur de tes mini-tsunamis d'ire irrépressible, te disait toujours de ne pas réagir mais d'agir, pour mieux préserver ce cœur si généreux de ses débordements. Et qu'une fois calmé, tu prenais toujours le soin de me dire qu'au fond, le fils du peuple et de moudjahidine que tu étais, n'était pas un «haggar», c'est-à-dire un misérable oppresseur des plus faibles. Et souviens-toi, frère, et alors même que tu attendais, contrit et ému, ma réaction, je te rassurais en te disant que la réponse est contenue dans ton patronyme composé : Hassen Bachir-Chérif. Un triple blaze qui signifie en arabe, le bienfaiteur (Hassen), le porteur de bonnes nouvelles (Bachir) et le noble (chérif). Et là, bonté divine, ton visage de jeune papy s'épanouissait comme le jour où l'on t'a annoncé, à chaque fois, la naissance de ton fils et de tes deux filles ! Bien sûr, comme dans la chanson de Jacques Brel, bien sûr, nous eûmes des orages, des éclats de vieilles tempêtes, et tant de fois je pris mon bagage pour mieux te rejoindre de nouveau. Mais aujourd'hui que plus rien ne ressemble à rien, ya khô, de l'aube claire jusqu'à la fin du jour, et pour toujours, je te dirais, mon ami, mon frère, mon camarade, mon compagnon, mon complice, comme Brel dans la chanson, je t'aime encore, tu sais, je t'aime, mon frère, comme je n'ai jamais pu le dire à un frère. C'est comme ça, mon frère, car j'ai toujours séparé en toi, l'ami fraternel et mon directeur de publication. Evidemment, je respectais le directeur, mais j'aimais l'homme, autant que j'ai pu me persuader que j'avais su résoudre ton équation humaine à plusieurs inconnues. Chez l'homme comme chez le directeur de journal, c'est-à-dire le politique, j'appréciais au plus haut point l'idée de l'Etat pour la pérennité duquel tu t'es battu depuis ta prime jeunesse. Souviens-toi, khouya Hssissène, toi qui avait, comme moi d'ailleurs, une mémoire d'archiviste, tu avais toujours le même sourire d'acquiescement, le même sourire de contentement, lorsque je te rappelais que notre bien-aimé pays avait besoin de plus d'Etat avant plus de démocratie. Et là, et aujourd'hui même, je te l'avoue, ya khô, et dieu m'en est encore témoin, que souvent j'étais irrité par tes hésitations que je ne prenais pas toujours pour de la prudence salutaire. Agacé aussi par ta frilosité en certaines circonstances, une frilosité qui n'a jamais été réellement de la poltronnerie, telle que l'on peut trouver au sommet des journaux. Lâche ou même faible, je ne t'ai jamais connu comme tel. Prudent, tempéré, apte à la concession nécessaire et au compromis dynamique, oui. Et cela cadrait bien avec ta personnalité d'homme enclin à toujours rechercher le consensus, la conciliation et la réconciliation. Patriote, certainement et jusqu'à ton dernier râle, à ton dernier souffle de vie. Homme d'Etat, oui tu l'étais, et pas seulement en servant l'Etat algérien, à visage découvert ou dans l'ombre des humbles. Un Etat dont tu redoutais beaucoup l'affaiblissement continuel ou, pis encore, le fatal effondrement. Une hantise obsessionnelle qui explique justement chez toi ce sens permanent du compromis si nécessaire d'autre part à la survie de la Tribune. La Tribune, cette grande famille et cette école qui a tant formé de journalistes au profit de bien de titres de la presse nationale, infiniment mieux nantis que notre modeste journal, ce canard éclairé et éclaireur. Aujourd'hui que tu n'es plus là, je peux te dire, khouya Hssissène, droit dans les yeux, avec respect et affection, que si je suis venu et revenu à la Tribune, c'est justement parce que tu avais justement ce sens de l'Etat, sachant que tu savais que je ne confondais jamais Etat, régime et pouvoirs successifs. Et c'est parce que tu défendais la continuité de l'Etat, avec cette idée d'éviter toujours le pire qui est toujours à venir, que je revenais vers toi, pour cheminer de nouveau ensemble, après des brouilles qui ne furent jamais des brouillards. Et maintenant que tu n'es plus là, enfin, momentanément, je crois, je pense à toi après avoir pensé à notre confrère du Nouvel Observateur et écrivain de talent, Jérôme Garcin. Pour te dire, comme lui, ya khô, «qu'il aura fallu que j'écrive pour, enfin, me retourner sur moi-même et reprendre la conversation interrompue avec ceux que je portais en moi, et qui étaient morts. Car tu n'as jamais été plus vivant qu'au bout de ma plume». Alors, comme d'habitude, j'attends ton coup de fil, pour reprendre le fil de notre dernière discussion, celle qu'on a arrêtée à 23 heures et 30 minutes, la veille même de ton départ pour l'ailleurs, et d'ailleurs sans préavis. J'attends, ya khô, j'attends. Et en attendant, je te dis simplement, au revoir khouya Hssissène. N. K.