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Profil bas pour le Qatar
Sous la pression de Riyad
Publié dans La Tribune le 04 - 07 - 2017

A partir de 1995, le Qatar a mené une politique indépendante, symbolisée par la télévision Al-Jazira. Mais les révolutions arabes, combattues par l'Arabie saoudite, ont changé la donne. Sous la pression de Riyad, Doha a dû faire profil bas
C'était il y a cinq ans. Le forum de la télévision Al-Jazira à Doha rassemblait la fine fleur des journalistes du monde arabe. Ils célébraient la chute des présidents, égyptien Hosni Moubarak et tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, tandis que la réunion bruissait de nouvelles sur les manifestations à Bahreïn, au Yémen, en Libye et des premières rumeurs de soulèvements en Syrie. La chaîne panarabe, qui avait, depuis sa création en 1996, inauguré un ton nouveau dans les médias et les débats au Proche-Orient, paraissait au zénith de sa puissance. Le Qatar, qui l'abritait, se voyait projeté à l'avant-scène de l'actualité, au grand dam de son puissant voisin l'Arabie saoudite.
En 2016, le forum d'Al-Jazira s'est tenu dans une atmosphère morose. Le nombre d'invités était réduit, les débats se focalisant plutôt sur les défis créés par les nouvelles technologies que sur les questions politiques. Dans les coulisses, les journalistes de la chaîne, ceux qui ne l'ont pas abandonnée au cours des dernières années, ne cachent pas leur amertume. Les «lignes rouges» se sont désormais multipliées : il n'est plus possible de critiquer l'Arabie saoudite - ce qui avait pourtant été une des «marques» de la chaîne- ni de faire la moindre allusion aux emprisonnements de leurs confrères en Turquie. Et quand Riyad bombarde le Yémen, hors de question d'évoquer les victimes civiles.
Pour comprendre ces changements, il faut revenir sur la politique internationale du Qatar avant les soulèvements arabes, impulsée par l'émir Hamad, qui avait renversé son père en 1995. Elle ne se caractérisait pas seulement par son soutien à Al-Jazira, mais par la volonté d'occuper une place à part sur l'échiquier régional. Le Qatar, qui abrite une base américaine majeure à Al-Oudeid - elle permet la direction des opérations aériennes et de drones en Afghanistan comme dans tout le Golfe-, entretenait d'excellentes relations avec le Hezbollah, qu'il avait soutenu en 2006 face à l'agression israélienne, et des relations chaleureuses avec la Syrie et l'Iran. Il avait, par ailleurs, accepté l'ouverture d'une représentation commerciale d'Israël (fermée après l'agression israélienne à Gaza en 2008-2009). Enfin, il multipliait les efforts de médiation dans de nombreuses crises, comme au Darfour, contribuait, y compris financièrement, à la libération d'otages (comme celle, en juillet 2007, des infirmières bulgares emprisonnées par le régime libyen) et avait même apporté une contribution décisive à la constitution en mai 2008 d'un gouvernement d'union nationale au Liban.
En 2011, l'émirat est apparu à beaucoup comme le porte-parole des révolutions arabes. Tout d'abord à travers Al-Jazira, mais aussi par sa participation à l'intervention militaire en Libye et par son aide, dès le début, bien avant l'Arabie saoudite, à l'opposition syrienne. Bien qu'il s'en défende, il s'est appuyé largement sur les Frères musulmans comme relais d'influence, et Al-Jazira s'est transformée en porte-voix de l'organisation. Cette visibilité a suscité de vastes oppositions, tant d'un certain nombre d'Etats du Golfe que dans des fractions de l'opinion arabe hostiles aux Frères ou plus largement aux islamistes. D'autre part, les relations avec l'Iran et le Hezbollah, engagés aux côtés du régime syrien, se sont fortement détériorées.
Le vent a tourné avec le coup d'Etat militaire du général Abdel Fatah Al-Sissi
Le vent a tourné en 2013-2014. La contre-révolution conduite par Riyad a obtenu des succès dont le plus éclatant a été le coup d'Etat militaire du général Abdel Fatah Al-Sissi au Caire le 3 juillet 2013 : le président élu Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, a été chassé et emprisonné. Doha est devenu la cible favorite des médias égyptiens, tandis que le fossé avec Riyad s'est élargi en dépit de l'engagement commun à aider, y compris militairement, l'opposition au régime de M. Bachar Al-Assad. L'audience d'Al-Jazira a fortement reculé tant sa couverture des événements est devenue unilatérale.
Les pressions de l'Arabie saoudite se sont accrues et ce pays, suivi par Bahreïn et les Emirats arabes unis, a décidé le 5 mars 2014 le retrait de son ambassadeur au Qatar. Il est vrai que les relations entre le royaume et le petit émirat voisin, pourtant tous deux wahhabites, ont rarement été sereines. Mais, si l'émirat avait pu résister et suivre une politique indépendante dans le contexte euphorique des années 2011-2013, il devenait beaucoup plus difficile de le faire dans un contexte de «contre-révolution».
L'inflexion de la politique du Qatar a été facilitée par la succession. M. Tamim Ben Hamad Al-Thani a remplacé son père Hamad le 25 juin 2013. Moins flamboyant que son père, plus réservé, peu porté à l'aventure et aux surenchères, Tamim a peu à peu affermi son emprise sur le pouvoir. Un important remaniement ministériel en janvier 2016 a permis de faire accéder aux affaires une nouvelle génération de dirigeants qui veulent se concentrer sur les défis internes. Et tout d'abord les problèmes économiques suscités par la chute des prix du pétrole et donc des revenus de l'Etat. D'autre part, l'émirat doit faire face aux controverses sur la Coupe du monde de football de 2022, y compris en interne, aux accusations de fraude sur les conditions du choix du Qatar, et aux critiques sur la situation des travailleurs immigrés, en premier lieu d'Asie, formulées par nombre d'organisations de droits humains internationales.
Dans ce contexte, les Frères musulmans, encore présents dans l'émirat, sont plus un poids qu'un atout. Leur accès aux autorités a été fortement réduit. Et il est probable que leur hégémonie sur Al-Jazira sera appelée à être mise en cause, mais à pas de tortue, comme tout changement au Qatar. Dans le même temps, le contentieux avec l'Arabie s'est apaisé, avec le retour de son ambassadeur à Doha.
Pourtant, si sa politique se veut plus réaliste, moins flamboyante, Doha refuse un alignement pur et simple sur Riyad et sur le «consensus» dans la région ; un récent incident en a témoigné. En mars 2016, la Ligue arabe s'est réunie pour élire un nouveau secrétaire général. Il n'y avait qu'un seul candidat, M. Ahmad Aboul Gheith, ancien ministre des Affaires étrangères du président Moubarak, qui s'était illustré, lors de l'attaque israélienne contre Gaza de décembre 2008 - janvier 2009, par ses déclarations attribuant au Hamas la responsabilité de cette guerre, un discours qu'auraient pu tenir les dirigeants de Tel-Aviv. Le représentant du Qatar a essayé d'émettre quelques réserves, mais il n'a reçu aucun soutien, pas même de l'Algérie ou de la Tunisie. Il s'est donc borné à quitter la salle au moment du vote, ce qui lui a valu de fortes attaques des médias égyptiens.
D'autre part, le Qatar n'a pas participé directement à l'aventure guerrière saoudienne au Yémen et s'est contenté d'envoyer un nombre limité de soldats à la frontière avec l'Arabie saoudite, pour participer à la défense du royaume. Des sources officielles à Doha confirment que le problème du Yémen doit être résolu par les Yéménites eux-mêmes.
L'Iran est un autre sujet de préoccupation. Riyad a rompu au début du mois de janvier 2016 ses relations diplomatiques avec ce pays, à la suite de l'attaque de son ambassade à Téhéran. Doha s'est borné, contrairement à d'autres émirats, à rappeler son ambassadeur. L'Iran et le Qatar ont en effet d'importants intérêts communs, notamment l'exploitation d'un immense champ gazier dans le Golfe et, comme le souligne une source officielle, les Iraniens «sont et resteront nos voisins». Doha appelle à une négociation politique et réfute l'idée selon laquelle la région serait le théâtre d'un affrontement entre chiites et sunnites en critiquant «la volonté de l'Iran de se considérer comme le représentant des chiites du Golfe. Nous ne pouvons accepter un califat chiite alors que nous combattons le califat sunnite».
Sur la Syrie, le Qatar laisse à l'Arabie saoudite la direction des opérations (même s'il entraîne, sous contrôle américain, des combattants de l'opposition), et affirme avec plus de clarté qu'il y a encore quelques mois qu'il n'aide pas le Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaida. Il dénonce désormais ce mouvement ainsi que l'Organisation de l'Etat islamique (OEI) comme des organisations terroristes, et coopère avec Washington pour tarir les sources de financement privées de ces organisations dans l'émirat.
C'est en priorité ses relations avec les Etats-Unis que Doha soigne
Doha se concentre désormais sur des problèmes moins sensibles, comme la Palestine - et les tentatives de médiation entre le Hamas et le Fatah. Ses relations avec Israël lui permettent de jouer un rôle dans les négociations secrètes entre Tel-Aviv et le Hamas, mais également entre les Etats-Unis et le Hamas, notamment pour le maintien du cessez-le-feu à Gaza. Le Qatar a aussi poursuivi son rôle d'intermédiaire pour faire libérer des otages - notamment au Liban et en Syrie-, et il est intervenu aussi au Sénégal pour tenter d'obtenir la libération de M. Karim Wade, fils de l'ancien président de la République. Il a maintenu des liens avec les houthistes qui s'étaient emparés de Sanaa et sont les ennemis jurés de Riyad, ce qui lui a valu de violentes accusations de la presse saoudienne.
Dans le cadre de sa volonté de diversifier ses alliances, Doha a signé un accord militaire avec la Turquie, entré en vigueur le 28 mars 2016, et qui verra la construction d'une base turque d'ici à deux ans. Celle-ci pourra accueillir trois mille soldats, dont une centaine est déjà sur place. Pour mémoire, c'est durant la première guerre mondiale, le 19 août 1915, que Constantinople avait évacué la base qu'elle avait dans ce territoire (1). Le Qatar a aussi renforcé ses relations avec Paris en 2016, signé un contrat pour l'acquisition de 24 Rafale et pour la formation de pilotes, ainsi que la continuation de celle de mécaniciens et d'officiers du renseignement.
Adopter un profil bas tout en tentant de maintenir sa politique autonome, telle est maintenant la stratégie de l'émirat - c'est sans doute le sens de l'instauration d'un court service militaire obligatoire en 2014, qui vise aussi à réveiller le sens du travail et de l'exercice chez des jeunes oisifs, souvent obèses et diabétiques (2). Mais c'est en priorité ses relations avec les Etats-Unis, auquel il est lié par un accord de défense signé en 2003 et renouvelé en 2013, que Doha soigne. Washington dispose désormais de larges facilités militaires dans l'émirat, qui a acquis 11 milliards de dollars d'armes américaines en 2014. Comme pour tous les dirigeants de la région, les Etats-Unis restent le plus solide bouclier dans un Golfe en ébullition.
A. G.
(1) Metin Gurcan, «What are Turkish troops going to do in Qatar ?», Al Monitor, 3 juin 2015.
(2) Marc Cher-Leparrain, «Deux monarchies du Golfe instaurent un service militaire obligatoire», Orient XXI. info, 19 février 2014.


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