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«Le Moyen-Orient peut s'embraser si Riyad est animé par une logique de fuite en avant»
Amélie Myriam Chelly. Spécialiste du monde iranien et du chiisme
Publié dans El Watan le 11 - 06 - 2017

Amélie Myriam Chelly, spécialiste du monde iranien et du chiisme et également chercheure associée à l'EHESS-CNRS, analyse les dessous de la crise qui oppose depuis une semaine l'Arabie Saoudite, Bahreïn, les Emirats arabes unis au Qatar. Considérée comme l'une des meilleures expertes du Moyen-Orient, Amélie Myriam Chelly vient de consacrer un livre à la République islamique d'Iran, intitulé Iran : autopsie du chiisme politique, publié le 19 mai dernier aux éditions du Cerf.
L'Arabie Saoudite, Bahreïn et les Emirats arabes unis ont annoncé, le lundi 5 juin, leur décision de rompre leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Ces trois monarchies accusent leur voisin d'être un sponsor du terrorisme et de déstabiliser la région. Il est reproché pêle-mêle à Doha de soutenir Al Qaîda, Daech et les Frères musulmans. Que pensez-vous des arguments fournis pour justifier la mise en quarantaine du Qatar ?
Les arguments fournis par ces trois pétromonarchies du golfe Persique pour justifier la mise en quarantaine du Qatar s'inscrivent dans la continuité rhétorique des néo-conservateurs à Washington et de la famille royale saoudienne visant à diaboliser la République islamique d'Iran ainsi que ses alliés historiques, et ce, depuis le discours sur l'état de l'Union du 29 janvier 2002 de George W. Bush au cours duquel le président américain classa ce pays dans l'axe du mal. A ce titre, les autorités iraniennes furent régulièrement accusées d'abriter Oussama Ben Laden, alors que les forces spéciales américaines localisèrent et éliminèrent le chef d'Al Qaîda en 2011 au sein de son complexe fortifié d'Abbottabad, au nord du Pakistan, allié des Etats-Unis et de l'Arabie Saoudite.
En Syrie, il est reproché à l'Armée arabe syrienne de ne concentrer ses opérations militaires que sur l'Armée syrienne libre et d'être complaisante à l'égard des combattants islamistes. En Irak, l'Iran est accusé d'être derrière la création de l'organisation Etat islamique dans le but de déstabiliser le monde arabe et d'y étendre un croissant chiite. A signaler aussi que depuis le 11 mars 2016, le Hezbollah libanais est proclamé groupe terroriste par la Ligue arabe, sous l'impulsion de Riyad.
Aujourd'hui, le Qatar est non seulement mis en cause pour un éventuel soutien à Al Qaîda, Daech et les Frères musulmans, mais il lui est également reproché de financer les Hachd Al Chaabi en Irak ainsi que des mouvements chiites séditieux dans la province du Qatif en Arabie Saoudite. C'est la raison pour laquelle le cheikh Khalid Bin Ahmed Al Khalifa, ministre des Affaires étrangères du Bahreïn, a récemment enjoint au Qatar de «cesser de soutenir les organisations terroristes sunnites ou chiites». En tout état de cause, la contrariété des griefs formulés à l'égard du Qatar rend leur combinaison incohérente et inopérante. «Tout ce qui est excessif est insignifiant», disait Talleyrand.
S'agit-il là des véritables raisons de la crise ? La question se pose d'autant que tout le monde sait que le principal sponsor du terrorisme dans la région est loin d'être le Qatar ?
Il est inexact d'imputer au Qatar un soutien à l'organisation Etat islamique. D'abord, le commandement de Daech est principalement composé d'officiers militaires et de renseignement déchus du régime de Saddam Hussein. Ensuite, selon certaines sources occidentales, une proportion importante du financement de l'Etat islamique proviendrait de donateurs privés saoudiens et koweïtiens par l'entremise de montages financiers complexes à des fins d'apparence caritative dans le cadre de l'acquittement de la zakat.
Enfin, dans un article du 20 avril 2016 publié par le Financial Times, il est clairement mentionné qu'après la prise de Mossoul en 2014 par les troupes d'Abou Bakr Al Baghdadi, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Saoud Ben Fayçal Ben Abdelaziz Al Saoud, a déclaré au secrétaire d'Etat américain, John Kerry, que «Daech est notre réponse à votre soutien au Dawa» ; le Dawa étant un parti politique chiite ayant fourni les trois derniers Premiers ministres irakiens.
Par ailleurs, il est utile de rappeler que sur les 19 membres du commando d'Al Qaîda ayant perpétré les attentats du 11 Septembre 2001, 15 d'entre eux étaient des ressortissants saoudiens, d'où l'adoption, en date du 28 septembre 2016 par le Congrès, du Justice Against Sponsors of Terrorism Act conférant aux familles des victimes de ces attentats la possibilité de traduire des dirigeants et des fonctionnaires saoudiens devant les juridictions américaines pour obtenir réparation.
Toutefois, au cours de la guerre civile syrienne, le Qatar a effectivement soutenu Jabhat al Nosra, mais le déroulement des péripéties ces dernières années démontre que ce groupe rebelle djihadiste affilié à Al Qaîda a bénéficié d'une bienveillance de plusieurs Etats membres de l'OTAN ou du Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe.
En l'espèce, le Qatar est le bouc émissaire des chancelleries qui ont soutenu financièrement, idéologiquement, politiquement et militairement la rébellion et qui ont exigé coûte que coûte le départ du président Bachar Al Assad, et par conséquent l'argument selon lequel le Qatar serait à la fois un sponsor du terrorisme sunnite et chiite au Moyen-Orient ne justifie nullement une rupture aussi brutale et concertée des relations diplomatiques par ses pays voisins.
Cette crise ne renvoie-t-elle pas à une rivalité ancienne entre wahhabites et Frères musulmans ? Ne sommes-nous pas en face d'une guerre de leadership ?
Bien que la famille princière Al Thani observe le rite wahhabite — à l'instar de la maison royale des Saoud — le Qatar demeure néanmoins un soutien indéfectible de la confrérie «ikhwaniste», ce qui constitue le premier motif sérieux de sa mise au ban par l'Arabie Saoudite et ses alliés. En effet, malgré l'ampleur de cette crise, l'émir du Qatar n'hésite pas à se mettre en scène lors de l'iftar en présence du théologien Youssef Al Qaradaoui, parrain idéologique des Frères musulmans, alors que l'Arabie Saoudite et surtout les Emirats arabes unis considèrent l'organisation «frériste» comme une menace pour leur sécurité nationale.
D'où le soutien de l'Arabie Saoudite au coup d'Etat militaire du 3 juillet 2013 en Egypte contre le président élu Mohamed Morsi, d'une part, et l'appui des Emirats arabes unis au mouvement Gülen, accusé d'avoir fomenté la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016 en Turquie contre le président élu Recep Tayyip Erdogan, d'autre part. Cette rivalité ancienne entre wahhabites et Frères musulmans est ainsi à l'origine de nombreuses crises politiques au sein du monde musulman et se manifeste par la confrontation entre un islam fondamentaliste tirant sa légitimité politique du fait du prince, et un islam politique en quête d'exercice de la souveraineté nationale à travers le suffrage universel.
La levée de boucliers de l'Arabie Saoudite n'a-t-elle pas aussi un rapport avec le fait que le Qatar entretienne des relations suivies avec l'Iran, grand rival de Riyad ?
Les rapports de bon voisinage que le Qatar entretient avec l'Iran provoquent en effet colère et inquiétude à la cour des Saoud, et la coalition saoudienne a clairement intimé l'ordre à l'émirat des Al Thani «de prendre ses distances avec [leur] ennemi numéro un, l'Iran». Premièrement, le Qatar et l'Iran partagent le plus grand gisement de gaz naturel au monde (North Dome / South Pars), les poussant de facto à une coopération énergétique et industrielle. Deuxièmement, les deux Etats ont conclu, en 2010, un pacte de sécurité frontalière et maritime, dont les modalités ont été précisées par plusieurs protocoles additionnels en 2014 et 2015. Troisièmement, sur le plan diplomatique, le Qatar a eu un comportement exemplaire vis-à-vis de l'Iran.
D'abord, leur ministre des Affaires étrangères fut un des premiers à saluer la conclusion des Accords de Vienne de 2015 sur le programme nucléaire iranien. Ensuite, le cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani a félicité le président Hassan Rohani pour sa réélection, en appelant à davantage de coopération entre les deux pays.
Enfin, le Qatar a condamné immédiatement et sans réserve le double attentat commis à Téhéran par Daech mercredi dernier. Quatrièmement, suite à la fermeture des frontières aériennes, maritimes et terrestres imposée par l'Arabie Saoudite, le Bahreïn et les Emirats arabes unis au Qatar, la République islamique d'Iran a ouvert son espace aérien à la compagnie Qatar Airways pour la continuité de ses vols commerciaux, et pour pallier aux pénuries qui touchent l'émirat du fait de ce blocus, l'Iran leur assure un approvisionnement en eau et en nourriture.
Justement, n'y a-t-il pas une relation de cause à effet entre cette crise et la récente visite du président américain, Donald Trump, en Arabie Saoudite ?
Traditionnellement, les présidents des Etats-Unis effectuent leur premier voyage officiel au Canada ou au Mexique. Donald Trump, quant à lui, rompt avec ses prédécesseurs et opte pour l'Arabie Saoudite le 19 mai 2017, et au moment même où plus de 41 millions d'électeurs iraniens se rendent aux bureaux de vote pour exercer pacifiquement leurs droits civiques, le président américain fustige violemment l'Iran devant une assemblée de 54 chefs d'Etat musulmans, et pour couronner le tout, Washington conclut avec Riyad un contrat d'armement de 380 milliards de dollars sur 10 ans. Il s'agit là d'un signe très fort qui a pu être interprété par les dirigeants saoudiens comme un blanc-seing qui leur est offert dans la conduite de leur politique régionale.
Comment expliquez-vous que Donald Trump se soit rangé du côté de Riyad alors que le Qatar abrite la principale base américaine dans la région ?
L'Arabie Saoudite et les Etats-Unis sont intimement liés depuis le 14 février 1945 par le pacte du Quincy. La monarchie wahhabite offre aux compagnies américaines un accès permanent aux hydrocarbures, et en contrepartie, Washington assure sécurité militaire et soutien politique au royaume. Les diplomates et les militaires saoudiens ont acquis en sept décennies une fine connaissance des rouages du Congrès et de la Maison-Blanche, et ont noué des liens interpersonnels avec l'élite américaine, ce qui les met en position de force face aux diplomates du Qatar qui ne s'est émancipé du Royaume-Uni que depuis le 3 septembre 1971. Ainsi, la présence de la base aérienne d'Al Oudeid à Doha n'est pas un facteur suffisant pour faire pencher la balance du côté du Qatar, et qui de surcroît le rend encore plus vulnérable à l'égard des desiderata américains.
A votre avis, quel est le but recherché par l'Arabie Saoudite et les Emirats en isolant le Qatar et jusqu'où peut aller l'escalade ?
Les buts recherchés par l'Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis ne sont pas les mêmes. Ces derniers considèrent le Qatar comme un concurrent économique direct dans la région qu'il faudrait contenir. Dubaï, Abou Dhabi et Doha se disputent les premières places des marchés financiers du Moyen-Orient, et il en va de même pour la rivalité commerciale entre leurs compagnies aériennes nationales respectives Emirates, Etihad et Qatar Airways. Cependant, les Emirats arabes unis savent pertinemment qu'un conflit à leurs frontières serait délétère pour leur économie et ont donc tout intérêt à trouver un règlement pacifique au différend qui les oppose avec le Qatar. En ce qui concerne l'Arabie Saoudite, celle-ci a, dès la création en 1981 du Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe, considéré cette organisation comme un instrument de projection de ses ambitions régionales. Mais les cinq autres Etats membres ont désormais chacun une diplomatie qui leur est propre.
Le sultanat d'Oman est d'une impartialité inébranlable, telle une Suisse du Moyen-Orient. L'émirat du Koweït tente de préserver sa neutralité et a récemment joué le rôle de médiateur entre l'Arabie Saoudite et l'Iran. Les Emirats arabes unis entretiennent des relations économiques et commerciales poussées avec le voisin perse. Seul le royaume de Bahreïn s'aligne systématiquement sur les positions de l'Arabie Saoudite avec parfois même quelques excès de zèle. Le but recherché par Riyad est donc de recadrer Doha et d'arracher le Qatar aux mains de l'Iran pour pouvoir peser dans cette guerre froide que traverse la région.
En l'espèce, si l'Arabie Saoudite, animée par une logique de fuite en avant, adoptait par malheur la même attitude que celle menée au Yémen depuis deux ans, toute la région pourrait s'embraser avec des conséquences incontrôlables pour la sécurité internationale. N'oublions pas que le Parlement d'Ankara vient d'autoriser le déploiement de troupes turques dans une base militaire au Qatar.
Mais les dirigeants saoudiens ont aussi prouvé récemment qu'ils étaient capables de larges concessions. En effet, malgré la rupture des liens diplomatiques, Riyad et Téhéran sont parvenus à un accord au mois de mars, et les pèlerins iraniens sont de nouveau autorisés à se rendre à La Mecque pour le hadj à la fin du mois d'août 2017.


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