On sait depuis la présentation de sa feuille de route gouvernementale, intitulée officiellement «plan d'action du gouvernement pour la mise en œuvre du programme du président de la République», que le principe de la séparation du pouvoir politique et de l'argent est un axe fort de ce même programme. Programme, validé par le président de la République en Conseil des ministres, et approuvé par les deux chambres du Parlement. On sait donc que Abdelmadjid Tebboune n'est ni un impulsif, ni un fou, encore moins un revanchard qui solderait de mauvais comptes avec quelques puissances financières. La demande de reddition de comptes à l'emblématique président du syndicat patronal FCE n'est donc que le premier épisode de cette nouvelle volonté politique de séparer l'argent visible et invisible, bien ou mal acquis, de la politique. En ce sens que le mélange des deux ne devrait pas être le tremplin idéal pour arriver au pouvoir et s'y maintenir, ou encore d'en être une puissante source de légitimité. Bref, il n'y aura pas de formation d'oligarchies financières qui deviendraient de puissantes oligarchies politiques. Par facilité, habitude ou même par paresse intellectuelle, la presse algérienne avait pris la fâcheuse habitude de parler d'oligarques quand il était question des privés. C'est à dire ceux qui représentent l'argent visible, mais souvent rapidement acquis, notamment grâce à la manne providentielle de la commande publique ou, indirectement, par le fait de la subvention publique des matières de base transformées, comme les oléagineux, le sucre ou le blé. D'aucuns n'hésitaient pas à établir une indue comparaison avec les oligarques russes nés sous la présidence cacochyme et éthylique de Boris Eltsine. Cette comparaison relevait assurément de constructions intellectuelles aussi faciles qu'irréelles. Or on n'ignore pas, grâce au dictionnaire, qu'une oligarchie est un système politique dans lequel le pouvoir réel est détenu par un nombre restreint d'individus. Une infime élite formée par l'alliance entre une aristocratie politique et une ploutocratie financière. Une minorité politique et une minorité possédante. Etait-ce déjà le cas en Algérie ? On est en fait loin encore de ce schéma dans un pays où les privés dépendent, pour la plupart d'entre eux et pour une large part, de la commande publique que l'Etat peut décider d'arrêter à tout moment. Des hommes d'affaires qui ont certes acquis des monopoles de fait ou des positions dominantes, mais dont la prospérité financière a été largement favorisée par la politique de redistribution de la rente, en vigueur durant les années 1990 et accélérée depuis 2000 grâce à l'envolée des prix du pétrole. Entre autres avantages, l'accès privilégié aux marchés publics et des crédits bancaires publics avantageux et pas toujours ou encore remboursés. Un cordon ombilical qui n'a pas empêché nombre de privés de se placer dans la proximité du pouvoir politique, tout en essayant de l'influencer, ce qui est un mouvement normal et ordinaire sous d'autres cieux, où la pratique du lobbying est encadrée par la loi. Pour ce qui les concerne, les privés algériens n'étaient pas directement liés à la décision politique et n'étaient pas en mesure de s'organiser en lobbys structurés, puissants, dominants et irrésistibles, sauf, à partir d'un certain moment sous les gouvernements Ouyahia, et surtout sous l'imperium délégué de Sellal. Périodes durant lesquelles l'Exécutif donnait l'impression d'avoir été affaibli et perdu progressivement de son ingénierie politique, financière et sociale. Précisément, une partie de ses capacités de conceptualisation, de réalisation, d'évaluation et de contrôle. Les médias avaient alors tendance à comparer certains privés aux oligarques russes qui, eux, furent en revanche un terme réel de l'équation du pouvoir dans la Russie eltsinienne et post-Eltsine. Or on sait ce qu'il en est advenu lorsqu'ils ont essayé de phagocyter le pouvoir politique et de l'incarner. Exemple en est, entre autres, Boris Abramovitch Berëzovski, qui s'est enrichi assez rapidement en acquérant le monopole de vente et de revente de la voiture Lada, et en se taillant la part du lion dans des entreprises étatique privatisées, notamment dans l'aéronautique. Première fortune de Russie, il est devenu un temps si puissant qu'il organisa même une guerre en Tchétchénie, qui contribuera à l'élection de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie. Il s'est cru alors tellement puissant et tellement blindé, qu'il a fini par se suicider, fort opportunément d'ailleurs, un jour de grisaille londonienne. On sait aussi ce qu'est devenu l'autre oligarque Mikhaïl Borissovitch Khodorkovski, un chimiste qui débuta sa carrière comme ingénieur conseil. Puis, ses relations financières avec Tatiana Diatchenko, la fille d'Eltsine, avaient fait de lui la seconde fortune de Russie. On sait comment il a fini lui aussi malgré ses liens avec de très puissants hommes politiques américains. Nonobstant le destin tragique de certains oligarques russes, n'est pas un oligarque digne de ce nom, le premier privé algérien qui le souhaiterait, dusse-t-il s'appeler Haddad, Kouninef, Moula, Hasnaoui ou Eulmi. Les patrons algériens, tous, sans exception, ne possèdent pas encore l'ingénierie politique et économique nécessaire, malgré la surface financière de certains d'entre eux et la masse critique atteinte par leurs groupes d'entreprises, à l'image d'Issad Rebrab et d'Ali Haddad. Ces magnats de l'argent accumulé à une vitesse astronomique, et qui n'est pas toujours traçable, n'ont pas encore de base politique solide et ne fonctionnent pas encore en lobbys dont l'influence est structurée et intelligente. Et même s'ils créent de l'emploi, ils n'investissent pas dans l'emploi massif, la formation, et ne crée pas ou si peu de la valeur ajoutée et de la richesse. Et c'est le cas même quand ils entrent dans des partenariats avec des étrangers, associations qui ne favorisent pas pour autant les transferts de technologie vers l'Algérie. En attendant qu'ils deviennent un jour des groupes puissants, de vrais contre-pouvoirs souhaitables, l'Etat algérien, dont dépend le pain céleste de la commande publique, possède encore les moyens de les neutraliser, voire même de les désintégrer si d'aventure ils avaient les yeux du pouvoir politique plus gros que le ventre de l'économie. En effet, le privé ne doit pas devenir l'alpha et l'oméga de la politique. Le centre du pouvoir. Son point de départ et son point d'arrivée. Il faudrait que ses forces agissantes ne soient pas des condottieres mais de véritables capitaines d'industrie. Des forces d'entrainement qui doivent se poser aujourd'hui les questions structurelles et structurantes suivantes : après avoir réglé le problème de l'accumulation de l'argent, que dois-je en faire désormais ? Et quel sens politique donner à son usage ? C'est en répondant intelligemment à ces deux questions que le privé algérien sera ou ne sera pas, aux côtés du secteur public, un moteur de développement durable du pays, débarrassé progressivement du maléfique syndrome hollandais. N. K.