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Paroles d'experts méditerranéens Des experts et des consultants préconisent plus de réalisme dans le traitement du projet de l'union pour la Méditerranée
Du tapage des interventions politiques sur l'UPM quelques paroles d'experts ont pu émerger, pas très audibles mais intéressantes au plus haut point. Elles ne pouvaient éviter, pour garder leur crédibilité, de porter leur attention sur les écueils inévitables qui crochèteront le projet de rassembler des pays méditerranéens à peine sortis des rapports de domination coloniale et encore minés par des conflits brûlants ou par les effets des confrontations d'un passé tout récent. Le plus remarquable dans ces paroles reste l'absence totale de désignation concrète des conflits en cours ou des contentieux historiques, qu'ils relèvent de l'ordre politique, économique ou culturel. Nous retrouvons, cependant, pour en parler la notion de fractures. Elle a l'immense avantage de dire ce qu'elle veut dire sans le dire tout en indiquant le mode opératoire : la thérapie médicale. Celle qui relève des personnes qui en ont le savoir, la connaissance, l'expertise. C'est-à-dire eux-mêmes. Ces paroles sont une adresse aux hommes politiques pour les prévenir des sources potentielles de l'échec : ils ne peuvent avancer sans prendre l'exacte mesure de ces fractures et leur appliquer la médication idoine. Et, bien sûr, à ce niveau ils entrent en jeu. Ils ont l'avantage de se présenter au-dessus des partis pris, des impatiences, des intérêts nationaux égoïstes, etc. Pour réussir cet objectif désirable d'une Méditerranée réunie autour d'objectifs communs de stabilité, de paix, de développement et de prospérité, il faut identifier et organiser des convergences, organiser un dialogue institutionnel, mobiliser les sociétés civiles, favoriser les partenariats multiformes. C'est ce que disent les politiques. Oui, mais en utilisant les mauvaises méthodes, celles de la politique toujours contraintes par des échéances courtes, des rendez-vous électoraux, des résultats à exhiber aux citoyens électeurs, des questions urgentes de gestion économique ou sociale… Et les experts de souligner avec juste raison que des transformations de cette ampleur et de cette qualité relèvent du temps long et des programmes de longue durée. Elles ne peuvent, de fait, être soumises à des aléas politiques mais doivent être confiées à des mains expertes. D'où l'insistance sur le rôle des sociétés civiles qui revient à soustraire ces projets et ces transformations aux représentations sociales traditionnelles, partis et syndicats, pour les confier à des ONG dont tout le monde sait aujourd'hui qu'elles ne regroupent que des personnes financées par les Etats pour parler au nom des citoyens sans jamais se soumettre au test électoral de la représentativité. Et remplacer les organisations réellement représentatives soit par leur caractère consensuel, soit par leur base de masse. C'est Médecins sans frontières à la place de la Croix-Rouge et Reporters sans frontières à la place des syndicats de journalistes. Les ONG peuvent parler sans risque d'être démenties par la sanction populaire et se présenter sous l'habit de l'amour désintéressé du bien public qui cache mal une professionnalisation bien rémunérée, elle, de l'acte altruiste. Remettre cette question de l'UPM au débat institutionnel, c'est en écarter les citoyens et les peuples (pas forcément matures comme vient de le dire, à sa façon, Cohn-Bendit, à propos du non irlandais au traité de Lisbonne) et l'emprisonner dans les cercles fermés des commissions parlementaires, interparlementaires, d'experts et d'acteurs économiques, etc. Bref, renouveler l'exploit pour cette UPM d'une gestion technocratique qui définira les options et les orientations que les politiques seront chargés de «vendre» à leurs peuples. Tout le problème reste de savoir de quelle école économique, de quelle école sociologique ces experts tirent leur savoir et nous sommes totalement autorisés, par l'expérience, à croire qu'elles sont celles du libéralisme. C'est-à-dire celles qui ont fourni les armatures théoriques, idéologiques et politiques au processus de Barcelone dont tous les responsables politiques ou les technocrates conviennent qu'il a échoué sans nous dire en quoi il a échoué. Question de méthode, répondent-ils ! Les pays du Sud n'ont pas été suffisamment associés pour que les fractures soient réduites. Personne ne nous dit d'où viennent ces fractures, quelles sont leur nature, leur histoire ; bref, leur origine. Mais devrions-nous croire ces experts quand ils nous avancent l'idée que nous n'imaginons pas le bonheur qu'ils nous préparent à condition qu'ils sachent attendre longtemps, très longtemps. La proposition des experts et des technocrates de prendre en charge les problèmes que les politiques ne savent pas mener pour des raisons de méthode sent pourtant la vieillerie. Les dirigeants arabes du Sud ne disent pas autre chose que les experts. Ils ne discutent pas les buts de l'UPM mais justement la méthode. Celle qui leur permettrait de s'enfoncer encore plus dans la dépendance sans avoir à choquer les fractions de leurs peuples encore attachées à la souveraineté nationale et celles qui auront le plus à pâtir de cette subordination. Ensuite, cinq siècles avant Jésus-Christ, Platon écrivait : «Tant que les philosophes ne seront pas souverains ou que ceux qu'on nomme souverains ne seront pas philosophes, il n'y aura de cesse aux maux de la Cité.» En plus clair, les gens qui possèdent le savoir ont vocation à posséder le pouvoir. Platon, bien sûr, se trompait totalement sur la nature du pouvoir politique mais il avait quelques excuses au regard des sciences de son époque et ce n'est pas en renouvelant l'illusion plus que deux fois millénaire de cette supposée vocation que les experts peuvent trouver les clés qui ouvrent les portes du présent. Les faits Tout le monde reconnaît que la plus grande fracture dans le monde méditerranéen est la fracture coloniale. Que nous a-t-elle laissé comme réalités ou comme séquelles ? Une dépendance aggravée du Sud. L'Europe fournit aux pays riverains du Sud 50% de leurs achats. Elle ne se fournit chez eux qu'à hauteur de 2,2% y compris les hydrocarbures. Avec ces deux chiffres, la thèse est balayée qui veut nous faire croire à une interdépendance ou à un enjeu économique méditerranéen pour l'Union européenne. Le tableau montre au contraire une dépendance du Sud déjà captif. 60% des échanges des pays du Maghreb se font avec l'UE mais inversement le Maghreb ne pèse que 4% dans le commerce européen. Comment comprendre alors cette insistance pour plus d'ouverture des marchés et quels marchés vont plus s'ouvrir pour quels produits ? Le Monde du 14 novembre 2000 révèle que, quand l'UE a octroyé les aides du programme MEDA, il a été impossible pour les pays du Sud de les utiliser. Cette enveloppe a été consommée à hauteur de 27% (13% pour la Turquie). Non seulement cette enveloppe était chichement octroyée mais elle visait en plus à remodeler les systèmes des pays «bénéficiaires» pour en faire des espaces ouverts, déprotégés, privatisés et mis en concurrence entre eux pour l'attractivité de leurs avantages aux éventuels investissements directs étrangers (IDE). Ces IDE ne s'orienteront quand même pas vers les pays du sud de la Méditerranée. En 2000, les IDE espagnols iront à 61% en Amérique latine, à 24% en Europe même et à 14% aux Etats-Unis. En 1999, seuls 0,6% des IDE français sont allés vers l'Afrique du Nord ou le Moyen-Orient. Sur l'ensemble des IDE arrivés en Algérie, l'Italie n'a qu'une part de 4%. Nos «partenaires» européens en donnent une explication limpide. Ils est difficile pour les Etats de convaincre leurs entreprises d'investir ici ou ailleurs. Le marché est libre et personne ne peut forcer la volonté des investisseurs. Mais nos partenaires ne se gênent pas pour nous forcer à créer ce qu'ils appellent un environnement favorable à l'investissement et surtout créer les segments compétitifs étroitement intégrés aux structures industrielles de l'Europe. Quand vous discutez avec les pays européens gourmands d'accords bilatéraux, ils opposent à vos demandes les contraintes de leur appartenance à l'espace européen. Un coup, ils sont singuliers ; un autre, ils sont tenus par leurs engagements. Vous ne savez jamais à quelle identité vous avez à faire et si ce que négocie avec vous un pays singulier relève de son propre chef ou s'il agit comme segment d'un ensemble. Mais, si nous achetons beaucoup en Europe, nous achetons peu entre pays du Sud. Les échanges entre pays arabes stagnent à 9,7% de l'ensemble de leurs échanges, c'est vous dire les dégâts que la colonisation a produits sur le commerce sud-sud de notre mer commune. L'Algérie réalise 1,5% de ses importations des pays du Maghreb, 6% avec l'ensemble des pays du sud de la Méditerranée. Voilà dans quel état économique nous ont mis deux siècles de domination politique et économique directe ou indirecte de l'Europe : des pays pieds et poings liés à l'industrie et au commerce européens. Comment nos experts ou comment les dirigeants politiques vont-ils agir pour changer cette donne ? Et réduire les inégalités flagrantes dans les échanges ? Peuvent-ils même le faire ? Evidemment, non. Mais est-ce même leur préoccupation ? Alors, il faut chercher les vrais buts ailleurs que dans les mirages des promesses de co-développement et de co-prospérité. Un miracle ne pourrait modifier cette structure des échanges sans une révolution, pas même le miracle des experts qui ne peuvent au mieux que proposer de l'améliorer, c'est-à-dire le faire passer à la conscience de sa nécessité et de sa fatalité dans nos têtes de dominés. Les buts Si ce n'est le changement impossible de cette structure, quel autre but peut poursuivre le rêve d'une nouvelle Méditerranée ? La vérité vient toujours de la bouche d'Israël. Ecoutons Shimon Peres aux Assises de la Méditerranée tenues les 5 et 6 juillet 2000 à Marseille : «Il faut dire au revoir à la fois à l'histoire et aux territoires… Il est grand temps que s'ouvre un nouvel âge pour la Méditerranée. Nous avons besoin d'une nouvelle histoire… c'est désormais possible. Car l'économie d'aujourd'hui n'a ni frontières ni territoires». Bien dit, non ? Pas de frontières, pas de souveraineté, pas de territoire, pas de nation. Et c'est bien à cela que nous amène l'UPM avec ou sans les fards des politiques et des experts. Bien sûr, le chemin est tortueux mais Romani Prodi a le remède : «Le plus difficile est de réduire la distance psychologique.» Savoir faire tomber les tabous, faire franchir les lignes rouges, faire passer la pilule avec beaucoup de flatteries mais au bout du compte en arriver à réaliser cette idée essentielle que pour les pays du Sud méditerranéen tombent les frontières et s'ouvrent les territoires. C'est à se demander pourquoi Shimon Peres s'acharne avec les siens à prendre toujours plus de territoires aux Palestiniens et pourquoi Romano Prodi s'acharne à interdire ses frontières aux migrants. Pourtant, cette vieille Méditerranée faussement rajeunie par des fards trop voyants et ces buts on ne peut plus clairs peuvent attirer. Pour beaucoup de régimes du Sud méditerranéen existe la forte croyance que l'Europe acceptera de les intégrer à son économie en échange d'une perte de plus en plus large de leur souveraineté nationale. Pourtant la France puis l'Union européenne ont nettement annoncé leurs ambitions. Et les experts aussi. Il s'agit bien d'ouvrir les marchés et c'est bien pour que les produits européens se déversent sur «nos territoires». Aucun expert n'envisage à terme que nous allons vendre quoi que ce soit à l'Europe en dehors de quelques légumes en primeur. Pis, les démantèlements tarifaires vont tuer des pans entiers de nos maigres industries et obérer toute projection industrielle future. En reprenant à des niveaux encore plus élevés les recettes du libéralisme, non seulement l'UPM ne résoudra aucun des problèmes actuels, mais elle va les aggraver. Les promesses de projets communs grandioses ne peuvent que fournir de nouvelles opportunités à des entreprises européennes technologiquement outillées de faire main basse sur des marchés désormais captifs de ces mêmes… projets communs et de leurs corollaires politiques. Le dessous des cartes Un but pourtant ne comporte aucun ambiguïté : celui de la sécurité. En multipliant les déclarations sur cet aspect et en en faisant une obsession l'Europe indique clairement que les pays du sud de la Méditerranée doivent servir de zone tampon et d'absorption des vagues de migrants illégaux. Et elle sait parfaitement qu'avec les résultats de la politique qu'elle propose ils seront encore plus nombreux. La deuxième question sécuritaire concerne le terrorisme. Nous devons entrer dans leurs plans de lutte contre le terrorisme. Si pour l'Algérie nous savons ce que ce mot désigne comme réalité, nous ne savons pas quelle est la définition de cette notion chez les Européens. Elle désigne Al Qaïda, c'est sûr. Mais seulement Al Qaïda ? L'Europe traite bien le Hamas de mouvement terroriste et lui conteste le caractère de résistance nationale. Elle a fait de la résistance libanaise un phénomène terroriste. Mais qui demain sera traité de terroriste ? Une indication inquiétante figure dans les attendus européens pour la Méditerranée : celui de la lutte contre les armes de destruction massive. Même avec un microscope, on ne trouvera aucun pays méditerranéen du Sud possédant des armes de destruction massive ou s'employant à les posséder en dehors d'Israël. Aucun ! Alors de quoi ou de qui parle cet attendu ? D'une possibilité toute théorique qui donnerait aux pays du Nord de soupçonner tout pays du Sud de vouloir les posséder en cas de développement d'industries chimiques ou nucléaires en dehors du but immédiat de nous entraîner dans une croisade anti-iranienne ou du moins dans un mouvement de sympathie pour une éventuelle frappe de ce pays, ce qui assurerait une prévention de grande qualité à des mouvements de colère dans certains secteurs des populations arabes. Fractures pour fractures L'origine de ces fractures que se proposent de traiter les experts est, bien sûr, la domination coloniale. Celle nous ayant entraînés de force dans le sillage d'une mondialisation capitaliste qui fonctionnait au canon. On nous en a guéris par le même remède capitaliste devenu, entre-temps, libéralisme. Le mal peut-il devenir le remède ? On nous le présente ainsi. Sous souveraineté coloniale, notre sous-développement s'est aggravé par les traumatismes infligés à nos sociétés. Nous sortirions aujourd'hui de ce sous-développement en concédant encore une fois notre souveraineté. Pouvons-nous le croire aussi aisément. Et peut-on croire aussi aisément qu'une dynamique exogène, même proposée par des experts, celle d'un modèle capitaliste soutenu par des Etats dominants réussirait aujourd'hui après avoir échoué hier ? Ou est-il temps de prendre notre destin en main en initiant les dynamiques endogènes qui permettraient par la réappropriation de nos Etats de répondre aux besoins de nos peuples ? La question ne pourra être éludée indéfiniment. M. B.