Les 13 et 14 avril 2010, plusieurs titres de la presse nationale publient en deux parties une longue contribution déjà parue en mars sur quelques sites (blog de Mahi ou 15 mars site whois.domaintools.com) puis le 8 de ce même mois dans TSA (Tout Sur l'Algérie) et reprise dans quelques sites locaux algériens. Le fait est vraiment inhabituel d'accorder ce traitement de faveur à «du réchauffé». D'autant plus inhabituel que les journaux exigent -et c'est leur intérêt marchand- l'exclusivité aux auteurs de ce type de texte. Le même 13 avril, le patronat organisait une réunion d'experts sur les perspectives de l'économie algérienne. C'est sa première grande manifestation publique après la campagne de protestation contre la loi de finances complémentaire. Mais ce n'est pas le seul élément du contexte. Le Président doit aussi réunir bientôt une conférence nationale des cadres de la nation. Du coup, ces journaux, par le sens du contexte comme par l'«innovation» du «réchauffé», ont déplacé cet écrit du statut de contribution à celui d'une affiche politique et d'une profession de foi. Que son auteur l'ait voulu ou non, qu'il l'ait agréé ou non, voilà sa contribution transformée en manifeste politique. Il faut bien que ces journaux trouvent dans ce texte quelque caractère «révolutionnaire», quelque percée méthodologique ou scientifique qui justifient le destin fait à cet écrit. Son titre : «Socialisme et étatisme : des idées naïves et dangereuses» indique bien une mise en garde contre un risque imminent. Beaucoup seraient étonnés qu'en Algérie le socialisme soit une question à l'ordre du jour ! Aucun signe probant ni aucun débat perceptible ne signalent que des courants politiques socialistes existent au sein du pouvoir ou de l'Etat qui seraient capables de «renverser» le choix pour l'économie de marché. Les législations adoptées comme les pratiques indiquent bien au contraire une hégémonie de cette option. Aucun signe, même à l'état de traces, ne montre l'existence d'un mouvement politique populaire si puissant qu'il serait capable de «renverser» le pouvoir pour instaurer un pouvoir socialiste. Ou alors nous sommes tous aveugles sur ce qui se trame dans les replis des quartiers populaires ou dans les insondables arcanes du pouvoir. Le danger vient d'un texte mis en ligne depuis longtemps par Belaïd Abdeslam. Il continue à défendre la politique menée sous feu Houari Boumediene et les choix pour une industrialisation de l'Algérie. Rien de bien nouveau et Belaïd Abdeslam est bien loin de peser sur les choix de l'Etat et encore moins de peser sur la vie politique du pays. Où est-ce un problème que nous ne voyons pas ? C'est la crise qui vient de «secouer le monde», selon l'expression de Taïeb Hafsi. Les plus grands économistes du monde parlent de crise du capitalisme et au moins d'une crise du libéralisme. Ils l'ont définie comme une crise du système et nul ne peut soupçonner les prix Nobel d'économie de sympathie pour le socialisme ou de cryptocommunisme. Mais, pour notre auteur, il s'agit juste d'une crise qui vient de secouer le monde. D'où vient-elle ? A-t-elle des causes identifiables ? Echappe-t-elle à ce point aux catégories de l'économie politique ou de la science économique pour rester sans qualification rationnelle ? Taïeb Hafsi se refuse tout au long de cet article à l'identifier. Mais il est conscient que sa mauvaise compréhension pourrait déboucher sur une catastrophe : le retour en grâce des théories de Belaïd Abdeslam. Au lieu de bien comprendre la crise, nous risquons d'écouter les sirènes du socialisme. «Pourtant, au lieu de cela, la théorie de B. Abdeslam revient à l'ordre du jour. Un pouvoir désemparé, qui a du mal à comprendre la crise que le monde vient de subir, lui redonne plus d'importance et il n'est pas rare aujourd'hui d'entendre ceux qui le conseillent suggérer que le socialisme et l'étatisme ont été positifs. Ils reviennent donc à la théorie de B. Abdeslam. Pour ma part, je crois que, s'ils le faisaient, ce serait l'une des erreurs les plus graves. Ce serait vraiment refaire la même erreur deux fois. Dieu nous en préserve.»Quelle est cette erreur fatale et donc mortelle ? C'est l'intervention de l'Etat dans l'économie. Il faut en rester à l'économie de marché, réduire l'intervention de l'Etat à son minimum. Et il nous prévient que nous ne pouvons pas faire le bilan de ce qu'a pu apporter ou non cette économie de marché car elle a été mal appliquée. «Comme les dirigeants algériens ont expérimenté de manière maladroite avec l'économie de marché et que leurs résultats sont faibles, ils pourraient être tentés de revenir au socialisme étatiste.» La faute n'est pas à l'économie de marché ; elle incombe aux hommes. C'est à cette phrase d'une telle platitude consternante que ces titres «indépendants» ont trouvé du génie ? Mais elle peut tout aussi bien s'appliquer à la politique de B. Abdeslam ! Elle était bonne mais mal appliquée. Il nous invite à faire le procès des hommes mais surtout pas celui de l'économie de marché. Taïeb Hafsi plaide pour le marché roi et contre toute tentation d'intervention de l'Etat mais reconnaît que les positions de B. Abdeslam ont quelques chances de succès car Boumediene et les officiers qui l'entouraient (Medeghri, Bouteflika, etc.) et B. Abdeslam détenaient un avantage décisif sur les prêtres de l'économie de marché. «Le problème est que le socialisme-étatisme est porté par des dirigeants dont la crédibilité est réelle. En particulier, B. Abdeslam est un patriote intègre qui a apporté des contributions réelles à l'Algérie. Son exemple pourrait nous inciter à faire de la théorie qui l'a animé la théorie de l'Algérie moderne. Ce serait une erreur et ce serait lui faire porter une responsabilité historique majeure. J'espère que les Algériens sauront éviter ce grand écueil.» C'est au moins reconnaître à l'option dite socialiste de Boumediene d'avoir au moins limité la corruption et son champ d'«épanouissement». Mais même «beau», le socialisme est une erreur. «C'est un beau choix idéologique mais un choix idéologique. Contrairement au marché d'après notre auteur qui serait non un choix mais un mécanisme et la panacée universelle.»«Si les Algériens manquent de réalisme, ils continueront à se battre sur des objets secondaires en laissant de côté ce qui est essentiel, la construction de mécanismes qui permettent aux idées de se réaliser. Le plus important de ces mécanismes est le marché.» On savait beaucoup de fonctions d'échange du marché mais pas celle de permettre la réalisation des idées. Les économistes en feront leur profit sans jeu de mots. Il revient à plusieurs reprises sur cette idée : «Chaque Algérien doit être encouragé à exprimer son choix politique en s'enrichissant et en enrichissant sa région, tout en respectant la loi. La loi doit valoriser la morale, la solidarité, le bon fonctionnement du marché et veiller à protéger les plus vulnérables d'entre nous. Nous n'avons besoin du gouvernement que pour faire de bonnes lois. Pour tout le reste, il vaut mieux qu'il ne se mette pas sur le chemin des milliers d'entrepreneurs qui vont faire l'Algérie de demain. En s'enlevant du chemin, il deviendra plus fort, parce qu'il ne monopolisera pas les moyens d'enrichissement mais ouvrira le chemin aux actions entrepreneuriales légitimes. Tous ces entrepreneurs travailleront alors à le consolider puisqu'il leur permettra de s'exprimer.»Sur cette question précise et pour économiser du temps, il vaut mieux rappeler le discours de N. Sarkozy, président d'un des plus grands pays capitalistes du monde, à Grenoble : «L'idée de la toute-puissance du marché qui ne devait être contrariée par aucune règle, par aucune intervention politique, cette idée de la toute-puissance du marché était une idée folle. L'idée que les marchés ont toujours raison est une idée folle. Pendant plusieurs décennies, on a donc créé les conditions dans lesquelles l'industrie se trouvait soumise à la logique de la rentabilité financière à court terme.»Taïeb Hafsi en est-il totalement inconscient ? Pas du tout. Il écrit : «Le deuxième plus important est l'existence de lois claires pour réguler le marché et pour protéger la société et le citoyen des abus inévitables que génère la liberté des acteurs.» S'il faut des lois, il faut bien -quelle horreur !- que l'Etat intervienne. Il faut alors laisser la voie libre à ces «abus inévitables» qu'il évite de nommer et qui s'appelle la recherche du profit mais que Sarkozy nomme sans hésiter «la rentabilité financière».Taïeb Hafsi ne semble pas très convaincu de son texte. Il nous a précisé que le marché n'est pas «un choix idéologique» comme le pensent les marxistes mais un mécanisme neutre, une nécessité, une conduite naturelle à l'homme, etc. mais il finira quand même par admettre : «Le marché est surtout une philosophie de fonctionnement réaliste.» Une philosophie, même réaliste, qui n'est pas un choix idéologique ? Voilà encore un thème qui promet de beaux abîmes à la réflexion ! Retenons quand même que cette philosophie s'oppose par son réalisme à l'irréalisme de ce socialisme fantomatique qui nous guette. Car, en dehors de cet avertissement sur les tentations d'une intervention de l'Etat, ce texte est d'une navrante nullité et d'une consternante confusion. Il parle vraiment de ce qu'il ne connaît pas. On connaît les caricatures de la pensée de Marx et celles du socialisme. Avec lui c'est carrément la déformation. On savait qu'avec ses réussites et ses exploits technologiques, le secteur public français posait problème aux puristes du capitalisme ; il nous invente une France qui édicte des lois pour les négocier avec les acteurs sociaux et donc nous aurions affaire à un faux secteur public. On savait aussi que les réussites chinoises posaient problème et par son centralisme et par ses entreprises publiques ; il nous invente une Chine faussement centralisée en passant à la trappe l'éblouissante efficacité économique de son secteur d'Etat. Il confond allégrement socialisme et centralisme et tout le reste à l'avenant. Jusqu'à ses naïves recommandations de gérer le pays comme on gère une entreprise.Son seul drame tient dans l'éventuel retour d'une intervention de l'Etat. La seule preuve tangible que nous en ayons ces derniers temps se résume à un fait et à un projet. Le fait, c'est la loi de finances complémentaire que ces mêmes journaux «indépendants» ont attaquée avec une virulence inouïe, prenant fait et cause pour les importateurs et répercutant comme «naturelles» et «normales» les exigences de revoir la loi formulées par le port de Marseille, le maire de Marseille, le président de la région PACA, le sénateur UMP de la même région et un ministre français. C'était «au secours, l'Etat revient !». Le projet, c'est cette arlésienne de la nouvelle stratégie industrielle. Telle qu'elle a été formulée jusqu'à présent, elle décline le contenu politique suivant : le «tout pour le marché» et «le tout privé» n'ont rien produit. Pis, les industriels algériens se sont avérés incapables de s'élever à une vision nationale, à se transformer en bourgeoisie, c'est-à-dire en classe sociale capable de se doter d'une vision et d'une ambition nationales. Ils glissent constamment vers la constitution d'oligarchies. C'est-à-dire vers des positions de plus en plus marquées de bourgeoisie compradore comme on disait dans le temps, de bourgeoisie dont les intérêts sont de plus en plus intimement liés au commerce d'importation et aux entreprises algériennes. Cette nouvelle stratégie industrielle est loin de constituer un retour au socialisme. Elle n'apparaît que comme le retour forcé de l'Etat pour compenser et limiter les dégâts causés par la recherche effrénée du profit au détriment du réel développement du pays.Prévenir et endiguer le patriotisme économique que le pouvoir a affiché et qu'il entend afficher. Probablement peser sur les orientations que compte formuler le Président à l'occasion de la conférence des cadres, revenir aux largesses pour l'import-import et au crédit consommation, voilà les buts de ce bel unisson autour d'une affiche politique volontaire ou involontaire offerte pas Taïeb Hafsi. Il ne serait pas étonnant que ces titres se lancent dans l'ouverture de débats sur «le danger du socialisme» rampant du pouvoir. La belle rigolade ! Le problème qui se pose aujourd'hui comme hier reste de savoir si nous avons le droit en tant que pays et en tant qu'Etat de construire de façon autonome et indépendante l'économie qui réponde à nos besoins. Et c'est cette question que les patrons compradores et oligarques veulent escamoter pour soumettre l'Etat à leurs seuls intérêts. Avec les coûts que nous commençons à mesurer avec consternation. M. B.