Photo :Sahel Par Amirouche Yazid Que reste-t-il de l'âme et du charme de la place des Martyrs ? La question peut être posée par un Algérien établi à l'étranger comme elle peut émaner d'un quinquagénaire y ayant passé une période, si courte soit-elle, de son enfance avant d'aller ailleurs. Le décor actuel de la place répond à l'interrogation. L'abandon et le laisser-aller sont perceptibles partout. La touche architecturale apportée a fait perdre visiblement à la place son identité et son charme. Le constat est indiscutable. Mais, quand le témoignage vient d'un ancien, la désolation devient plus grande. Nous nous sommes rapprochés d'un vieux assis sur un banc en ciment. Il nous a exprimé son sentiment et sa liaison avec la place. «Vous voyez, la place a été transformée en un vaste champ qui n'attire plus personne. Dans le passé, vous ne trouviez pas d'espace pour prendre place et nous reposer. Les gens de toutes les générations se rencontraient ici pour discuter de leur quotidien algérois, de leurs problèmes et de leurs projets. Aujourd'hui, le lieu, malheureusement, ne signifie rien du tout», dira Amar, rejoint par son ami, Tahar, un autre habitué du lieu. Il était étonné en voyant son fidèle ami discuter avec une personne étrangère aux lieux. Il annonce : «Je n'étais pas trop loin d'ici. Je lisais les unes des journaux qui n'annonçaient aucune bonne information.» Les deux hommes se rencontrent-ils ici de façon régulière ? «C'est une vieille habitude. Nous n'avons pas un autre lieu pour discuter à l'aise», ajoute Amar. La place n'a bénéficié d'aucun aménagement à même d'attirer les gens. Aujourd'hui, on peut compter trois kiosques et deux gargotes. Entre deux «boutiques», on y trouve une table de cacahuètes, installée par un jeune de 22 ans. Même le petit bassin implanté au milieu de la place est à sec. Aucune goutte d'eau. C'est plutôt un déversoir de tous les objets nauséabonds. On y trouve toutes sortes de bouteilles en plastique d'eau minérale et de bière. De quoi faire fuir le plus attaché au charme des lieux et refouler le plus nostalgique des places publiques. Aux environs de dix heures, les jeunes arrivent sur le lieu, la plupart d'entre eux travaillent dans des cafés maures et restaurants. Ils s'y reposent un moment ; généralement, ils sont originaires des wilayas de l'intérieur du pays. «Pour moi, je ne sais absolument rien de cette place, sauf que je me rappelle qu'elle m'a servi de lieu de rendez-vous lorsque je suis venu pour la première fois à Alger», raconte Merouane. Juste en face de la place des Martyrs, le marché informel absorbe toute une foule, des deux sexes et de toutes les générations. Un lieu sans attrait ! Le marché suscite visiblement la curiosité des gens. Ces derniers ont manifestement tourné le dos à la plus célèbre place publique du pays. Les jeunes, même s'ils ne sont ni vendeurs ni à la recherche de quelque chose, préfèrent la promiscuité du marché à l'étendue de la place. «Ils trouvent leur compte plus dans la désorganisation et l'anarchie que dans l'ordre et la sérénité», estime un passant, accompagné de ses deux enfants. Et d'autres personnes, désintéressées par ces deux endroits, admirent la mer. Les jeunes s'assoient sur les bancs, autour d'un café, et discutent de tout et de rien. L'arrivée d'un bateau au port offre une raison supplémentaire pour évoquer l'option d'une aventure en outre-mer. Pourquoi boudez-vous la place des Martyrs alors qu'elle peut servir de lieu de rencontre ? La question a été posée à ces jeunes absorbés par l'immensité et l'incertitude de la mer. Pour eux, «la mythique place ne sert plus à aucune chose, sauf à ceux qui s'adonnent à la boisson alcoolisée durant la nuit». Avant d'ajouter, à l'unisson, que «l'Algérie ne possède pas de placettes ni de jardins propres, aménagés pour permettre aux gens de se reposer, qui seraient à la portée de toute la population». Au moment de quitter le lieu, nous croisons un vieux dont le regard en dit long sur sa déception de voir la place des Martyrs offrir une image hideuse. Elle n'a plus d'attrait. «Pas de place pour siroter un café et lire le journal. Même quand une personne a mal à la tête, elle ne trouve pas de pharmacie pour se procurer des comprimés. Est-il normal qu'une place comme celle-ci ne soit pas dotée d'arbres ?» déclare désespérément le vieux, qui, du geste, indique que «la couleur du carrelage est inappropriée [bleu] pour une placette publique». Vivement les jardins ! Non loin de la place des Martyrs, le jardin, qui fait face au Théâtre national algérien, offre une image contraire. La concentration de la population prouve la différence. Le jardin est submergé durant toute la journée. A la différence de la place des Martyrs, il offre à ses visiteurs certaines commodités élémentaires, comme les bancs. L'aménagement s'y prête aussi avec de petits espaces verts qui offrent une touche écologique au périmètre. Le jardin n'est pas abandonné par les autorités, même s'il ne réunit pas les attributs d'un lieu de détente et de distraction. Des agents chargés de son entretien sont constamment présents sur les lieux. Ils veillent sur la sécurité des personnes et la propreté de l'espace. La seconde mission est, a priori, difficile à assurer, dans la mesure où les gens manquent de civisme et de culture pour garder ces lieux propres, que chacun devrait respecter et protéger comme on le fait pour l'espace privé. Il est du devoir des pouvoirs publics de construire des places publiques et de les accompagner de tous les moyens nécessaires pour les maintenir en bon état. Le citoyen, en faisant preuve d'un comportement correct, doit aussi entretenir ces lieux fréquentables. La place des Martyrs mérite plus d'égards. Au moins pour le nom qu'elle porte.