« […] Pour le meilleur et, parfois, hélas, le pire, nos destins ont été liés. Ils sont liés. Le pire : ce fut l'esclavage, cette “déportation la plus massive et la plus longue de l'histoire des hommes”, ce “crime orphelin” : un crime contre l'humanité. Le pire […] ce fut la colonisation dont une partie de la droite, dans un projet de loi, a essayé de nous faire croire, en 2005, qu'elle eut des ‘aspects positifs”. Qu'il y ait eu, à cette époque, des hommes et des femmes sincères de bonne volonté, cela est sûr. Mais on n'a rien dit quand on n'a dit que cela. Le problème est que la colonisation fut un système. Ce système doit être condamné pour ce qu'il fut : une entreprise systématique d'assujettissement et de spoliation. Ses séquelles doivent être combattues sans fléchir. Les colonisés n'avaient pas le choix. Le travail forcé et le Code de l'indigénat étaient la règle. Et le mépris. Et le racisme. Et la violence d'un système qui fit les uns ployés sous le joug des autres. Je crois que nous avons le devoir de poser les mots justes sur ce qui fut. Car les mots font plus que nommer : ils construisent la réalité et le regard qu'on porte sur elle. Le devoir de mémoire n'a pas besoin de permission. Chacun s'en acquitte avec la subjectivité et l'héritage qui est le sien. Ce dont, en revanche, nous sommes collectivement comptables et responsables, c'est du droit à l'histoire et du devoir de vérité. Ce droit à l'histoire et ce devoir de vérité, c'est ce qui permet de regarder les faits en face et de partager un récit qui ne soit pas ressassement du passé mais moyen de le dépasser sans amnésie et de se projeter ensemble dans l'avenir. Dans la dernière lettre qu'il a écrite à sa femme avant d'être assassiné, Patrice Lumumba a dit sa foi inébranlable dans l'établissement de la vérité historique : ‘L'Histoire dira un jour son mot. L'Afrique écrira sa propre histoire'. Honneur aux maîtres de la parole qui conservèrent et transmirent. Honneur aux historiens de l'Afrique qui ont rappelé au monde que, non seulement l'Afrique était le berceau de l'humanité mais qu'elle était, avec l'Asie mineure, le berceau de la civilisation humaine. Honneur aux historiens de l'Afrique qui ont rappelé au monde l'existence des grands royaumes et des grands empires de l'Afrique. Honneur aux historiens de l'Afrique qui ont retracé les mille et une relations nouées bien avant la conquête, en des temps où le Sahara, la Méditerranée et l'océan Indien n'étaient pas des frontières mais des points de passage et de mise en contact. Quelqu'un est venu ici vous dire que “l'Homme africain n'est pas entré dans l'Histoire”. Pardon pour ces paroles humiliantes et qui n'auraient jamais dû être prononcées et qui n'engagent pas la France. Car, vous aussi, vous avez fait l'histoire, vous l'avez faite bien avant la colonisation, vous l'avez faite pendant, et vous la faites depuis. Ce que Léopold Sedar Senghor et Aimé Césaire ont magistralement accompli avec le concept ‘négritude', vous l'avez poursuivi avec le mot Afrique, cet étendard d'une dignité reconquise. C'est pour cela que les œuvres des historiens Cheikh Anta Diop du Sénégal et de Joseph Ki-Zerbo du Burkina Faso, constituent non seulement un sommet de la science, mais aussi un sommet de la lutte pour la liberté. Il leur a souvent été reproché d'être partisans. Une certaine histoire européenne de l'Afrique a voulu dénier aux Africains la fierté d'être Africains. Et comme le pensait Lumumba, écrire c'est agir et agir c'est écrire. Pour aujourd'hui, il est bon que se constituent autant que cela est possible des équipes mixtes de chercheurs africains et européens pour retracer le destin commun de l'Afrique et de l'Europe. Car c'est en élucidant ensemble les pages communes de nos histoires que nous pourrons écrire ensemble les pages communes de nos futurs. Alors oui, il est temps que nous pratiquions davantage entre nous l'égalité vraie, loin des paternalismes, des misérabilismes, des ostracismes, loin de ce double langage qui masque mal le double jeu. Oui, la France doit honorer sa dette à l'égard de l'Afrique et que les Français doivent apprendre à l'école ce qu'ils ont reçu de l'Afrique. Quand notre territoire national fut envahi, l'Afrique fut un refuge et une aide pour les forces de la France libre. Les soldats africains ont contribué, sur tous les champs de bataille, à inverser le cours de l'histoire. Le 8 mai 1945, sans l'Afrique et les Africains, jamais la France n'aurait retrouvé sa liberté. Alors comment oublier la sanglante répression menée au camp de Thiaroye contre des tirailleurs qui réclamaient simplement le respect, leur dû et le droit de porter leurs galons car ils croyaient qu'à l'égalité du sang versé devait succéder l'égalité des droits. Ils avaient raison. Il y a des mots que le peuple français doit au peuple sénégalais et à tous les peuples africains qui ont souffert pour nous et par nous, ce sont des mots simples mais puissants, trois mots que j'ai envie de dire ici en tant que citoyenne et élue de la République française : Pardon. Merci pour le passé. Et s'il vous plaît, pour l'avenir, bâtissons ensemble. Je veux que nous ayons la force de reconnaître enfin tout ce que nous vous devons et tout ce que nous pouvons ensemble. Et c'est parce que j'aime la France, parce que je la crois suffisamment forte et généreuse, que je la veux capable de regarder son histoire en face. Je le veux capable d'assumer son devoir de vérité et son devoir de responsabilité. Nous devons créer ensemble, à l'échelle de nos deux continents, une Commission Vérité du passé et avenir commun qui aurait accès à toutes les archives civiles et militaires, qui accueillerait tous les témoignages et qui aurait pour mission de dire le vrai, de pacifier les mémoires et de recueillir tous les témoignages. La France républicaine mérite aussi que cesse ce qu'on appelle - et on sait ce que cela veut dire - la Françafrique et l'opacité de décisions prises dans le secret de quelques bureaux. Chers amis, nos pays doivent inventer une relation fondée sur le respect et l'intérêt mutuel. Je veux une France du respect, dénuée d'arrogance, ouverte, mais exigeante sur la défense des libertés démocratiques partout où il le faut. Il faut en finir avec cette idée fausse selon laquelle la démocratie et les droits fondamentaux n'auraient qu'un seul berceau, l'Occident. Dans une conférence donnée récemment par Stéphane Hessel sur l'histoire de la Déclaration universelle des droits de l'Homme dont il fut l'un des rédacteurs, il avait donné la parole à Suleiman Bachir Diagne. Ce dernier rappelait que dans la Charte du Mandé du XIIIe siècle, ce «serment des chasseurs» qui se voulait aussi adresse au monde, on trouve une définition toujours actuelle des droits de la personne humaine. Je veux rendre hommage au Sénégal, au Mali, au Ghana, au Bénin, au Liberia, à tous les pays du continent qui ont su s'ouvrir aux transitions démocratiques. Surtout, je veux rendre hommage à tous ceux qui, jeunes et moins jeunes, fidèles aux idéaux qui guidaient leurs aînés au moment des indépendances, se battent pour faire vivre leurs droits à la liberté, à l'égalité et la fraternité. Pour nous, Français, cela veut dire que nous ne pouvons, ni soutenir les dictatures ni jamais abandonner les démocraties. Le refus absolu de l'ingérence dans les affaires intérieures d'un pays souverain ne signifie pas que l'on s'abstienne de lui demander des comptes toutes les fois que cela est nécessaire. C'est cela le dialogue entre égaux. Chers amis, la démocratie est un droit, elle est aussi une chance. Je crois qu'elle est un facteur fondamental de développement économique et social. Partout où les citoyens prennent part aux décisions qui les concernent, les inégalités diminuent et l'efficacité économique augmente. Nous devons favoriser toutes les initiatives pour faire de l'Afrique le continent du XXIe siècle. Mesdames et messieurs, la crise que nous traversons est mondiale, et c'est parce qu'elle touche tous les recoins de la planète, toutes les activités humaines, que nous allons la surmonter ensemble. Le temps est venu de la citoyenneté planétaire. Croyons pour cela aux forces de la vie. Ayons la certitude que le temps est venu de ne plus perdre un seul instant, de se consacrer corps et âme à jeter des ponts et non plus de dresser des murs. Croyons aux hommes et aux femmes de bonne volonté, croyons à leur sincérité, leur créativité, leur courage, leur bon sens, leur espoir, leur aspiration à la paix : civile, économique, sociale, écologique, et à l'épanouissement personnel. Croyons à la défense des valeurs humaines comme arme politique à part entière. C'est la décision de placer coûte que coûte le progrès de l'être humain au cœur de toute action. D'en faire l'axe permanent et non plus la variable d'ajustement. Le rôle de l'Afrique dans cette profonde mutation est majeur. Parce que l'Afrique a subi plus que tout autre endroit du monde, souffert plus que tout autre continent, elle peut imposer l'être humain au cœur du système et devenir un phare pour le monde. Qui mieux qu'elle peut saisir l'impasse de la déshumanisation, elle qui a subi à travers les siècles cette déshumanisation. C'est dans le feu qu'on forge les plus belles lames, c'est dans les larmes que l'on peut aussi forger les plus grandes joies. Alors imaginons ensemble, agissons ensemble, réussissons ensemble le nouveau monde qui vient. Faisons nôtre cette jolie phrase que j'ai entendue de la bouche des jeunes de Thiaroye : soyons solidaires comme les grains de l'épi de maïs, forts comme le baobab, courageux comme le lion.» Ségolène Royal, Dakar le 06.04.2009