Photo : A. Lemili De notre correspondant à Constantine Abdelhamid Lemili Il y a une quinzaine d'années, les gens qui revenaient du marché de Tadjenanet en parlaient comme en leur temps, d'autres ont évoqué le fabuleux continent englouti, l'Atlantide, alors que d'autres enrobaient leurs propos jusqu'à en donner l'image parfaite des souks de Samarkand et des contes oniriques des Mille et Une Nuits.Il est vrai, toutefois, que l'une et l'autre des descriptions se rejoignaient quelque part et reflétaient d'une certaine manière une réalité, celle d'un souk hors normes, là, dans toute sa démesure. Pouvait-il, d'ailleurs, en être autrement pour un espace commercial qui s'étale sur onze hectares et au sein duquel fourmillaient près de 1 500 commerçants toutes activités confondues, et qui ont mis à profit l'instabilité chronique vécue par le pays durant une décennie pour y installer, voire instituer, une anarchie quasi générale en matière de transactions commerciales et les conséquences connexes comme celle de déterminer avec précision l'origine des marchandises, des matériaux et, surtout, de leur transparence ainsi que des masses monétaires en circulation et leur traçabilité ? Au jour d'aujourd'hui, selon le premier édile de la ville, en l'occurrence A. Chettih, ce sont «15 à 18 milliards de centimes qui circulent en une seule journée, traditionnellement le jeudi». Le souk de Tadjenanet a commencé à acquérir de la notoriété à partir de 1980, avec l'avènement du fameux plan antipénurie (PAP) qui n'est pas à exclure. En tout état de cause, ledit plan aura certainement été pour beaucoup dans son émergence où l'activité primaire allait démarrer par un phénoménal achalandage d'équipements électroménagers, lesquels, est-il besoin de le rappeler, constituaient l'essentiel de la demande en produits de consommation pour nos compatriotes tout au long des décennies soixante et soixante-dix. Quoique Tadjenanet gardât intacte plutôt sa réputation de marché de véhicules d'occasion, il deviendra immédiatement pôle régional et national, ensuite, compte tenu de l'engouement suscité à travers le pays. Plus que dans tout autre marché, des cohortes de femmes aux accointances commerciales ponctuelles, sinon conjoncturelles, s'y rendaient régulièrement de toutes les wilayas (Chlef, Blida, Relizane, Alger, Annaba, etc.). Cela, à un moment où il relevait du plus grand risque de se hasarder sur les routes du pays. Mieux, ces Marco Polo en djellaba transportaient sur elles de formidables sommes d'argent et négociaient, une fois sur place, d'égal à égal avec les hommes, toisant avec une parfaite autorité et maîtrise clients, clientes et leurs pourvoyeurs. Même s'il n'a plus la superbe acquise au cours de la fin des années 1990, cela n'a pas empêché le dernier gérant de ce souk d'enlever l'adjudication à hauteur de 15 milliards de centimes pour l'exercice 2009. Une cession dont la fluctuation s'explique difficilement, comparativement à celle de 2002 et aux 13,1 milliards de l'époque alors que, paradoxalement, l'année suivante, c'est à 9,2 milliards que sa reprise se fera. L'écart va encore être plus consistant entre l'année dernière (10,84 milliards) et celle en cours. La fluctuation trouve sans doute, même si cela reste une appréciation arbitraire, en le peu de disponibilité de postulants d'infaillibles scrutateurs qui ont une phénoménale lisibilité du marché informel dans sa réalité et son futur immédiat. Bien des indicateurs «économiques», leur résolution à peser d'une manière consensuelle sur le coût de cession par les pouvoirs publics, «régulent» ainsi le coût, d'où sa peu orthodoxe fluctuation. Multiplication des centres commerciaux et forte concurrence L'autre hypothèse, et elle n'est pas négligeable selon le maire de Tadjenanet, serait la multiplication des hypercentres commerciaux nés ici et là à travers la région est, notamment celui dit «Dubai» à El Eulma qui offrirait de meilleures garanties sur tous les plans… D'abord sécuritaire et ensuite le rapport qualité/prix. De cause à effet, la disponibilité de ces grands centres commerciaux a obligatoirement induit un rétrécissement de la demande des consommateurs, une demande elle-même tributaire du pouvoir d'achat des millions de consommateurs qui défilent dans ces différents marchés. Cela étant, les recettes fiscales et parafiscales enregistrées au titre d'un exercice comptable par la commune avoisinent 45 milliards de centimes. Ce qui de prime abord pourrait paraître important comme apport au profit de l'institution mais qui ne représenterait, en réalité, qu'une modeste partie de la masse monétaire réellement brassée si les règles parmi les plus ordinaires étaient respectées, notamment la facturation à l'acquisition et à la vente. D'où cette précision qui s'impose d'elle-même : il s'agit plus particulièrement de la filière du bois et de l'exportation qui lui est conséquente. Enfin, le souk de Tadjenanet a une autre dimension moins brillante : il s'agit de son influence néfaste sur l'environnement écologique immédiat, d'une part, et compte tenu du formidable dépôt de restes d'emballage et sachets en nylon chaque semaine. En outre, sur le plan social, il aurait été constaté une palpable déperdition scolaire chez les jeunes qui mettent à profit les moyens de gagner quelques sous» facilement chaque semaine alors que d'autres n'hésitent pas à verser littéralement dans la délinquance pour arriver aux mêmes fins. En tout état de cause, les 15 à 18 milliards/jour brassés à travers l'incroyable négoce ne seraient que la partie visible d'une machine commerciale qui dérouterait plus d'un parmi les économistes à telle enseigne qu'il se raconte qu'au cours de la décennie noire, les commerçants ne prenaient même pas la peine de faire procéder au comptage des billets de banque (généralement des coupures de 1 000 DA quand il s'agit d'une cession de gros à gros) mais à leur pesée. Dans une transaction, il n'était pas exclu que l'une ou l'autre partie laissait jusqu'à 50 000 DA, ce qui importait peu tant cette somme était considérée comme dérisoire par les divers négociants. C'est dire, en conclusion que, quel que soit le montant de la fiscalité ramassée par les pouvoirs publics, celle-ci se situerait dans tous les cas de figure loin… mais alors bien loin de la réalité. A telle enseigne que, s'agissant du manque à gagner pour l'Etat, les représentants desdits pouvoirs publics ne veulent même pas… l'imaginer.