En quelques courtes nouvelles, Malek Alloula, qui ne s'était laissé aller qu'à la poésie ou à l'essai va retrouver quelques moments de son enfance ou de son adolescence. Malek Alloula jalonne sa propre vie en deux nouvelles sur un souvenir de cinéma, une autre sur des souvenirs dit exotiques, une quatrième sur la vieille cérémonie du rasage, la narration d'une découverte d'Oran, l'histoire abrégée d'une «confrérie» de fines gueules, un récit sur l'art inimitable de décliner un menu de gargote, une plongée dans les mystères intérieurs d'un coup de téléphone puis et, enfin, un retour d'une grande pudeur sur les murmures d'une langue fantôme à laquelle l'a éveillé un ami écrivain démissionnaire et aux paradoxes définitifs. Ce recueil de nouvelles –le Cri de Tarzan– nous laisse d'abord une impression d'écriture précautionneuse, tournée vers et autour de l'essentiel. Presque une écriture vigilante. Une écriture si inquiète de son sens qu'elle en devient d'une grande précision. Elle parle d'un aspect des choses -n'est-ce pas ?-, d'un fait précis, mais à y voir de plus près, Malek Alloula dérive toujours ou alors ce souvenir cantonné ouvre quand même quelques interstices à la rêverie ou à la réflexion. Le cinéma par effraction Et, de ce point de vue-là, le recueil démarre fort. Rien qu'un cadre anodin, son village d'enfance, un minuscule village de l'Oranais, Oued Imbert, tout à fait classique, que Malek décrit d'un ton neutre, sans enthousiasme et sans passion. Justement, trop classique. La rue centrale, c'est déjà une rue centrale avec les démembrements de l'Etat ou d'une lointaine puissance administrative avec école, mairie, tribunal, square, stèle, gare et bureau de poste. Rien que de l'ordinaire et rien de spécial qu'une rue centrale renvoie à une périphérie, celle de Malek, dans un espace désordonné à mi-chemin du village nègre. Rien de plus mais, en quelques phrases, Malek Alloula a restitué une sorte de sociologie rurale de la campagne algérienne sous l'occupation, la projection architecturale de la présence ou de la domination coloniale qui semblait dans les quiétudes champêtres, devoir durer les pierres, c'est fait pour durer. Mais, il ne voulait pas parler de cela, c'était juste le cadre. Il voulait évoquer un autre souvenir, celui d'une séance de cinéma ambulant. Il voulait parler de cela mais au passage il fallait bien rappeler les modalités d'annonce par le garde champêtre dont le tambour, en quelques roulements, attirait les foules curieuses ou railleuses, allez savoir ce qui passe par la tête des gens ! Bref, quelques ados gagneront leurs tickets grâce à leurs muscles indispensables au déchargement puis au montage de l'appareil de projection et des galettes ou grâce à leur aide pour prévenir les périls de cette opération, finalement, de haute voltige. Les petits indigènes assis verront le même film que les familles européennes, deuxième collège d'un art qu'ils découvrent par effraction sociale. Cela ne diminuait pas le plaisir. Mais cela pouvait créer des modèles. Pour les enfants de ce petit village, les cow-boys ne fourniront pas le modèle. Tarzan en fit office avec son cri. Tout cela dit en passant, tout d'un monde séparé en deux urbanismes, deux collèges, deux langues jusqu'à l'influence durable du cinéma sur les comportements quotidiens. Voir l'école et rire Pouvait-il éviter dans cette dynamique l'école ? Sûrement pas. Mais il l'aborde par l'intrusion d'un exclu qui s'amuse à échapper à tous les stratagèmes de sa capture, lui, le petit chenapan, qui de la fenêtre ouverte lançait à l'instit, affairé à une dictée, une solide insanité qui faisait rougir les filles peut-être pas de honte seulement. D'où Alloula dérive –tiens, là il dérive– vers cette explication fourre-tout du Tikouk qui permet de voir sans trop de honte quelques printanières poussées de sexualité. Texte succulent, tout en prudence sémantique, en pudeurs plus qu'expressives sur le langage que nous pouvons supposer à une communauté villageoise confrontée à ce qui lui est de plus naturel sans s'en permettre la verbalisation adéquate. De la solide insanité au Tikouk, Alloula change subrepticement de point de vue. Il va partager avec ses jeunes amis, le privilège d'observer les effets du Tikouk sur cette étrange communauté pied-noire qui, le dimanche d'après le vendredi saint, s'adonnait à des agapes dignes de fêtes païennes. Un vrai plaisir de regarder, des années après, par les yeux de Alloula ce retour du refoulé avec ses excès gastronomiques et bachiques et, cerise sur le gâteau, son accomplissement sexuel, certes solitaire, entre le menuisier taillé en bûcheron et la frêle préposée de la poste. Le titre de cette nouvelle -Mes enfances exotiques- prend, pour moi, un goût de revanche sur l'ethnographie coloniale, la revanche du regardé qui devient le regardant, de l'observé qui devient l'observant. Délicieux et rafraîchissant regard ethnographique d'un enfant indigène. Alloula clôturera les nouvelles consacrées à ses souvenirs d'enfant et ses souvenirs de village par une quatrième, une sorte de flash-back à l'occasion d'un cadeau anachronique qui lui remet entre les mains en rasoir mécanique à l'ancienne, vous savez, ces rasoirs nés avec la lame Gillette. Du coup, par ces chemins mystérieux de la mémoire, lui revient cette scène familière de son père affûtant son rasoir sabre sur une ceinturon de cuir. Un moment de pure tendresse, un de ces moments que nous connaissons nous-mêmes avec nos enfants toujours curieux de nous voir nous préparer au rasage. Ce texte est le seul dans lequel Alloula se laisse aller à un souvenir intime, avec une longue et minutieuse description de la technique d'affûtage du rasoir et de rasage. Point d'orgue, la mère apparaît pour passer la main sur les joues du père, geste rare dans cette société indigène et rendu possible par le prétexte de vérifier la perfection de l'acte ou la nécessité de le reprendre par un raclage comme nous le disons dans notre jargon populaire. Oran comme on ne peut la conter Sur trois autres nouvelles Alloula nous parle de sa rencontre avec Oran. Le premier choc avant celui du bruit, du mouvement, de la trépidation est celui de l'eau. Cette eau saumâtre puis celle des vendeurs d'eau dans les outres aromatisées à l'essence de goudron avec leurs costumes ou accoutrements, vestiges de l'époque ottomane pendant laquelle le costume et le couvre-chef désignaient la fonction et le statut social. Cette rencontre avec la ville sera prolongée avec la découverte d'une rue bizarre, survivance d'une autre âge de l'artisanat et du commerce qui se termine en point d'orgue avec cette espèce de numéro de théâtre exécuté dans un rituel aux plus hautes significations personnelles par un rabatteur de gargote qui vous défilait un menu comme on officie dans un temple, vraie opération alchimique par laquelle s'opère la transmutation des ragoûts en actes liturgiques. Oran ne pouvait être que cela. Sa réputation vient de trop loin, d'être une ville conviviale pour que Alloula nous prive de la vie publique et des règles secrètes d'une étrange confrérie, une sorte de secte de l'altruisme, qui se vouait à donner pour tous, riches ou pauvres de la classe, de la joie, du piment, de la notoriété et donc du souvenir aux fêtes familiales en leur apportant un savoir-faire, un savoir servir, un savoir animer, un savoir-vivre qui laissaient tout le monde sur un sentiment de contentement. Les silences d'Oran Oran poursuit-elle ses enfants dans leur exil. Cela est probable. Je ne parle pas de nostalgie. A Paris, un Oranais, rangé des sentiments et des attirances amoureuses, qui a réussi à trouver un fragile équilibre de quiète solitude faite d'un itinéraire invariable du boulot alimentaire au lit coutumier en passant par cette pause faussement bavarde mais surtout discrète du bar, recevra une nuit puis d'autres un appel téléphonique qui se résume à un silence qui laisse passer le bruit d'une respiration. Sans rien d'autre. Ce silence va bousculer les habitudes et la quiétude de cet homme qui s'était cru protégé par le caparaçon de ses habitudes. Beau texte, tout en intérieur, en questionnement et sans réponse. Sur lequel Alloula nous laisse. Car la dernière nouvelle n'en est pas vraiment une. Alloula nous parle de cette sentence définitive d'un de ses amis que la langue française est langue morte à partir de laquelle Malek se demande si quelque vérité ne se profile pas derrière l'expéditif arrêté. Et si ses propres textes en français étaient un lieu de la transmutation, la parole hantée par une autre langue, la maternelle. Langue fantôme, sans existence matérielle, c'est-à-dire graphique, mais qui est là, à hanter celle que nous lui substituons. Alloula nous surprend à finir là où nous nous attendions qu'il commence. Il n'avait fait nulle autre promesse que de nous livrer des nouvelles. C'est chose bien faite. M. B. Le Cri de Tarzan –nouvelles de Malek Alloula– Editions Barzakh –octobre 2008– 135 pages – 450 dinars. Né en 1937 à Oran, Malek Alloula vit à Paris depuis 1969 où il travaille dans l'édition. Il collabore notamment aux éditions Christian Bourgois depuis leur fondation. Poète et écrivain, il est une figure discrète et essentielle de la littérature algérienne. Essayiste, Malek Alloula, par son maître livre le Harem colonial - images d'un sous-érotisme (Slatkine, 1980 ; Séguier, 2001) a bouleversé le rapport à la photographie coloniale où il met à nu ses stéréotypes. Frère du dramaturge Abdelkader Alloula (assassiné en 1994), Malek Alloula préside «l'Association Abdelkader Alloula» créée en hommage au grand dramaturge oranais et qui vise à perpétuer son œuvre. Les éditions barzakh ont entrepris de publier l'ensemble de son œuvre. Sont parus à ce jour : Villes et autres lieux (poèmes, Bourgois, 1979; Barzakh 2007) ; Réveurs/Sépultures & Mesures du vent (poèmes, Sindbad, 1984 ; Barzakh, 2007) ; Le Cri de Tarzan, la nuit, dans un village oranais (nouvelles, Barzakh, 2008). Il reconnaît s'être «réconcilié» avec la prose grâce à ce recueil de nouvelles, prose qu'il a toujours évitée, esquivée, pressentant, a-t-il dit lors de la rencontre chez Nacéra, qu'elle le pousserait dans des retranchements qu'il s'était appliqué, jusque-là, à éviter.