Photo : Sahel Par Mohamed Rahmani Et les drapeaux surgirent d'un peu partout, des mains brandissent et agitent la bannière vert et blanc frappée du croissant et de l'étoile rouges, on court dans la rue, on monte dans les voitures et sur les camions, on affiche sa fierté d'appartenir à ce pays et on chante la victoire de l'équipe nationale. Sur les balcons, sur les façades des magasins, sur les toits des voitures, au-dessus de toutes les maisons et sur les immeubles, l'emblème national trônait et avait envahi toute la ville à l'occasion du match de l'Algérie contre l'Egypte. Quelques semaines avant cette confrontation, rien ne laissait présager un tel enthousiasme, un tel engouement et une telle joie ; tout paraissait alors morose et chacun était préoccupé par les aléas d'une vie où les problèmes sont légion. D'où sont donc sortis ces milliers de drapeaux ? Qui a décidé de les hisser, de les brandir et de les agiter en même temps ? A croire que tous se sont donné le mot pour aller manifester dans la rue, pour se rencontrer et communier ensemble pour ce pays cher à tous. Il faut dire que chaque Algérien garde chez lui, jalousement, cet emblème national dans un coin de sa maison, au milieu des draps, dans la commode ou dans la bibliothèque pour le sortir lors des grandes occasions et exprimer ainsi son appartenance à ce peuple et son attachement à l'Algérie. Ce qui est incroyable dans tout cela, c'est que ces jeunes, sans emploi, ces vendeurs à la sauvette qui squattent les trottoirs, portent ce pays dans leur cœur, il est leur histoire, leur vie et leur avenir, même si le présent dans lequel ils vivent n'est pas tout à fait ce qu'ils espèrent. A Annaba, sur le cours de la révolution, devant une «table de cigarettes», l'emblème national accroché dessus, sur toute sa longueur, un poster de l'équipe nationale, un jeune vendeur écoute une chanson à la gloire de cette équipe qui continue d'entretenir l'espoir et à le raviver. «J'aime cette équipe, c'est la nôtre, ce sont les Algériens, les vrais, c'est ça l'Algérie que j'aime, c'est mon pays», nous a-t-il dit en ce 20 juin avant que l'équipe nationale ne joue contre la Zambie. Ces propos tenus par un chômeur qui passe son temps à courir pour essayer de survivre révèlent que l'Algérien ne peut rester insensible lorsqu'il s'agit de son pays. Cette fierté algérienne qu'on ne trouve nulle part ailleurs est ressentie au plus profond de soi, elle en sort bouillonnante, rien ne lui résiste, même pas la dure réalité qu'on vit. On en fait abstraction, elle est évacuée et chassée loin de la fête à l'échelle nationale. Tout est renvoyé sine die, il y a urgence et l'urgence, c'est l'Algérie, il faut la fêter et lui faire comprendre que ses enfants l'aiment et l'ont toujours aimée sans contrepartie. Cet élan populaire de tous sans exception, hommes, femmes, jeunes et moins jeunes de toutes tendances politiques, est la preuve irréfutable de l'existence de ce cordon ombilical qui relie tout le monde à la mère patrie. «Il y a deux repères éternels pour ce peuple, ils ne mourront jamais», nous dit un jeune universitaire rencontré au musée du palais de la culture, «il y a le drapeau et la ; Révolution avec ses grands hommes ; le drapeau est fédérateur, on se reconnaît en lui, on s'identifie à lui et j'ai remarqué en diverses occasions que les Algériens le brandissent dans les grands moments, même à l'étranger. J'ai vu dans des stades de pays européens l'emblème national brandi dans les tribunes, un drapeau que se disputent plusieurs mains et que tous embrassent et là c'est spontané, ça vient du cœur ! La révolution avec la guerre de libération nationale a prouvé l'attachement de générations entières à ce pays et une volonté inébranlable de s'affranchir de toute tutelle. Des hommes comme Ben M'hidi, Mustapha Ben Boulaïd, Amirouche ou des femmes comme Hassiba Ben Bouali ou Djamila Bouhired et bien d'autres sont éternels. Ils sont les repères et les phares qui guident ce pays. Notre jeunesse le sait et si, de temps en temps, on dévie, on s'écarte et on se divise, on revient toujours dans le droit chemin parce que le ciment qui nous soude est plus fort que toutes les divisions ou les différences.» A la veille du 5 juillet, fête de l'indépendance et de la jeunesse, à Annaba, comme ailleurs à travers tout le pays on se prépare, la ville se pare, drapeaux, banderoles, immeubles officiels repeints et autres travaux lancés depuis quelque temps ont donné à la cité numide un nouveau look. Des concerts de musique avec de grands chanteurs et des manifestations sportives seront organisés et les. moudjahidine seront à l'honneur en cette journée repère pour toute l'Algérie. Du côté des quartiers populaires -place d'Armes, la Colonne, Cité Auzas, Djebanet Lihoud-, ou encore dans les petites localités comme Sidi Salem, Seybouse ou Boukhadra, c'est là qu'on rencontre l'Algérie profonde dans toute son expression. Ces quartiers modestes où l'on se soutient les uns les autres parce qu'on est embarqué dans la même misère et qui, à chaque grand événement, expriment leur attachement et leur amour pour l'Algérie. On voit ces gens se draper de l'emblème national avec lequel ils font corps, on «s'habille» avec l'Algérie et on se félicite les uns les autres pour que tout le monde participe à la grande fête. A Sidi Salem, les jeunes harraga, relâchés par la justice après avoir été interceptés en haute mer déambulent dans les rues de la petite localité. Certains ne pensent plus à tenter l'aventure, d'autres se sont convertis dans le commerce ou ont décidé de rester au pays et d'essayer de s'en sortir en suivant une formation ou en profitant des nombreux dispositifs d'insertion à destination des jeunes. «Vous savez, nous confie Naouri, un jeune harrag, je ne recommencerai plus ; maintenant j'ai vu de mes propres yeux ce qui arrive à ceux qui tentent cette aventure en mer. Il est vrai que ces dernières années, la mentalité de “la harga” s'est enracinée dans les esprits, on rapporte les réussites de certains harraga de l'autre côté de la Méditerranée et on entretient de faux espoirs. Les jeunes victimes de cette manipulation y croient et font tout pour tenter le coup mais la réalité est tout autre et la plupart du temps les rêves s'évanouissent, on se retrouve en pleine mer avec tous les dangers et les risques puis on est repris, plutôt “sauvés” par les gardes-côtes et ramenés sur la terre ferme. On “se réveille”, alors on prend conscience que notre avenir est là, quelle que soit la situation.» Rezki, un autre jeune qui a vécu la mésaventure ne veut plus vivre le même cauchemar : «Nous avons été sauvés par les gardes-côtes, on dérivait et on ne savait plus où nous nous dirigions. Nous avons été secourus et ramenés “chez nous” et je dis bien chez nous parce que ce pays est le nôtre ; si on a voulu le quitter, c'est pour se faire une avenir meilleur et y revenir plus tard. Nous portons l'Algérie dans nos cœurs, elle est avec nous là où nous allons, c'est le propre des Algériens et le drapeau nous fait tous vibrer. Ce n'est pas un divorce avec notre pays, ce n'est là qu'une petite escapade pour tenter sa chance ailleurs. Ce qui est sûr, c'est que je ne suis pas prêt à refaire le voyage ; je reste parmi mes amis et ma famille.» En cette veille de 5 juillet, fête de l'indépendance, les jeunes commencent à reprendre espoir, la plupart d'entre eux veulent améliorer leur sort, ici, sur leur terre natale, ils veulent se prendre en charge et demandent à être aidés, ils demandent qu'on les écoute et qu'on trouve des solutions à leurs problèmes.