Entretien réalisé par Sihem Ammour LA TRIBUNE : Pourriez-vous partager votre parcours théâtral avec nos lecteurs ? Imane Aoun : J'ai commencé le théâtre en 1984 avec la troupe Al Hakawati, dont l'un des membres fondateurs en 1977 est mon mari Edward Al Moallem. Je tiens à souligner qu'Al Hakawati est la première troupe de théâtre professionnel en Palestine qui a également construit la première infrastructure dédiée au 4ème art au sein même d'El Qods. En 1991, Al Hakawati s'est scindée en plusieurs troupes, dont le théâtre d'Ashtar que j'ai créé avec mon mari. Ashtar est une association à but non lucratif à l'instar de toutes les autres troupes théâtrales en Palestine. La raison en est que nous n'avons pas de théâtres privés ou commerciaux ni de théâtres d'Etat. Car la Palestine n'est toujours pas un Etat, en dépit de l'existence de l'Autorité palestinienne et d'un ministère de la Culture. En pleine période de la première Intifadha, alors que certains de nos amis avaient décidé de quitter la Palestine, on a choisi de rester et de créer le premier programme qui enseigne le théâtre aux jeunes Palestiniens aux seins des écoles et des universités. En 1995, on a bénéficié d'un local à Ramallah, qu'on a transformé en école de théâtre où on donne également des représentations pour le public. On a formé près de mille élèves. Même s'ils ne sont pas tous devenus des professionnels de théâtre, cela a permis de créer un public de connaisseurs. Certains de nos élèves ont dû aller dans d'autre pays pour des études supérieures en art dramatique car la seule académie supérieure d'art en Palestine, c'est celle des arts plastiques. Jusqu'à aujourd'hui, il n'existe pas un cadre légal pour des études supérieures en 4ème art ou même dans le domaine du cinéma. En 2007, nous avons organisé la première saison du «Théâtre de l'Opprimé en Palestine» dont la deuxième édition s'est déroulée cette année sous le slogan «Elève ta voix, revendique tes droits» qui a connu un véritable engouement auprès du public palestinien. En quoi consiste précisément le concept du Théâtre de l'Opprimé ? En 1997, nous avons introduit un nouveau concept dans notre travail, c'est celui du Théâtre de l'Opprimé. Ce concept a été lancé par le Brésilien Augusto Boal dès les années 1970. Les techniques théâtrales de cette démarche visent à encourager le dialogue au sein de la communauté et utilise les planches en tant que moyen pour exprimer et comprendre les frustrations et les colères personnelles qui pénètrent les gens du fait de l'oppression. Le Théâtre Ashtar, qui fait partie du réseau international du Théâtre de l'Opprimé, s'est approprié cet idéal. On travaille à éduquer les Palestiniens sur ces techniques théâtrales tout en distrayant des centaines de personnes avec des interprétations incitant à la réflexion. On vise à travers cette démarche esthétique trois objectifs essentiels. Premièrement, se rapprocher du public palestinien quel que soit le lieu où il se trouve. La Palestine est actuellement défragmentée, les Palestiniens n'ont pas la liberté de se déplacer à leur guise et ils ne peuvent venir au théâtre qui se trouve à Ramallah ; donc, c'est à nous de prendre le relais et de trouver le moyen de nous déplacer jusqu'à eux grâce à cette forme théâtrale qui peut s'adapter à tous les lieux et dont les thèmes sont en corrélation avec le vécu des Palestiniens. La seconde chose, c'est que le Théâtre de l'Opprimé est basé sur l'interactivité avec le public et vise le changement. Et actuellement en Palestine, on a grand besoin de changement, surtout qu'en ce moment la société palestinienne est fortement fragilisée, ce qui a donné naissance à de nombreux maux sociaux et à la régression des libertés individuelles et de la condition de la femme. Il devenait urgent de se pencher sur ces phénomènes afin d'apporter une bouffée d'oxygène à la société palestinienne en lui permettant d'accéder aux planches, tel un exutoire à leurs souffrances et au mal-vivre quotidien. Mais la régression sociale n'est-elle pas la conséquence directe du colonialisme sioniste ? Il est certain que le colonialisme est la source de tous ces maux sociaux et qu'il joue un rôle majeur dans la régression de la société palestinienne, mais le Théâtre de l'Opprimé permet de sensibiliser aussi le public, pour dire qu'il ne faut pas se résigner face à cette situation. Au contraire, il faut résister, que chacun d'entre nous joue un rôle important dans sa vie et qu'il se prenne en charge pour ne pas sombrer et ne pas capituler face à l'injustice qu'il subit chaque jour. L'interaction avec le public permet aux idées qui incitent au changement de jaillir durant le spectacle et sont débattues sur scène. On essaye de procurer aux Palestiniens une vision plus globale des problèmes et en même temps de faire parvenir aux responsables les propositions du peuple. Et le troisième objectif du Théâtre de l'Opprimé en Palestine ? Le troisième objectif, que nous avons pratiquement atteint, est celui de faire accéder Ashtar au statut de centre spécialisé pour le Théâtre de l'Opprimé au Moyen-Orient. Il était important pour nous de faire venir des troupes étrangères sur les terres palestiniennes pour partager leurs expériences avec le public palestinien sur le sujet de l'oppression de l'être humain et les dessous de l'acculturation. Des échanges qui posent aussi les problèmes politiques intérieurs et les moyens de trouver les meilleures solutions pour résoudre ces conflits. En 2009, la 2ème édition du Théâtre de l'Opprimé a vu la participation de huit pays, dont l'Afrique du Sud, la Bosnie-Herzégovine et l'Allemagne qui, durant six semaines, ont donné quarante-huit représentations sur vingt-trois sites en Palestine et dans les territoires occupés. Vous êtes également fortement présents au niveau de la scène théâtrale internationale… C'est vrai. Depuis 1995, avec les premiers diplômés de nos sessions de formation, nous avons commencé à produire des spectacles professionnels, organiser des tournées internationales et participer à de nombreux festivals où on a décroché des prix prestigieux. Par ailleurs, plusieurs thèses ont été écrites sur le théâtre d'Ashtar et plus spécifiquement sur les travaux que nous menons sur les territoires occupée par l'intermédiaire du Théâtre de l'Opprimé. Notre théâtre est un théâtre de résistance. Il s'agit de survivre, de maintenir le sourire et de célébrer la vie. C'est un théâtre d'espoir parce que la culture constitue notre principale arme contre l'occupation. La guerre contre l'occupation sioniste est essentiellement une guerre culturelle. Les sionistes s'intéressent à déformer notre histoire en leur faveur en empruntant nos symboles culturels. Nous devons absolument tenir compte de l'importance de la culture quant à notre lutte. Ainsi, l'artiste palestinien aurait un rôle prépondérant quant à la lutte contre la colonisation sioniste ? La colonisation est partout présente dans notre quotidien sous différentes formes. Lors de nos déplacements, on bute sans cesse sur les check-points. Le colon est omniprésent dans notre regard sur notre vie quotidienne, même lorsqu'on mange ou dort. Cela engendre automatiquement une schizophrénie nourris également par les contradictions politiques et la perte des repères. L'artiste étant plus sensible à ce qui l'entoure, il est plus réceptif à tous ces bouleversements qu'il tente de façonner et de restituer de différentes manières. Cela, d'une part, pour alléger les souffrances du public palestinien et, d'autre part, inciter les spectateurs à pointer du doigt les sources des problèmes afin de trouver les solutions possibles. Même d'un point de vue esthétique, pour tous les opprimés, le refoulement par l'opprimé des abus de son oppresseur se reflète irrémédiablement sur sa vie quotidienne et son occupation de l'espace et du vide. Un espace marqué par le chaos et la destruction qui se retrouvent au sein même de l'inconscient du Palestinien. Car cela fait malheureusement partie intégrante de notre vie quotidienne. Par ailleurs, les sionistes ne construisent pas seulement des murs sur la terre mais érigent des murs au sein même de la personnalité palestinienne. Ce qui amène les Palestiniens à être en proie à l'instabilité, dans l'incapacité de rêver, d'agir ou même de se projeter dans l'avenir. En tant qu'artistes, il est de notre devoir de briser ces murs intérieurs. Mais cela ne suffit pas, Aujourd'hui, il est urgent que les Palestiniens prennent en charge, par l'intermédiaire d'études sociologiques et psychologiques, l'analyse de l'onde de choc psychologique destructrice des sionistes sur la personnalité palestinienne afin de trouver les moyens de la contrer. Le théâtre est-il un moyen de résister à cette destruction psychologique du Palestinien par les sionistes ? Dans le théâtre palestinien de manière générale, on a dépassé les slogans politiques depuis fort longtemps. Le concept du théâtre palestinien contemporain est plus celui de l'autocritique que celui de la complainte. On œuvre continuellement à construire un miroir de la réalité quotidienne. Pas seulement pour montrer au public ce qu'il vit et subit, mais également pour tenter de briser cette image figée afin que les spectateurs palestiniens soient choqués et sensibilisés à la nécessité du changement. Je persiste à dire qu'il est important que les choses changent et évoluent. Il est important que le Palestinien soit d'abord libre dans son esprit et qu'il soit conscient de sa propre existence à part entière, avant de pouvoir se libérer du joug du colonialisme. Car, pour construire la liberté, il faut être soi-même imprégné des principes de cette liberté.