De notre envoyée spéciale à Cannes Dominique Lorraine La programmation de cette 61e édition du Festival de Cannes a été marquée par un suspense savamment orchestré pour faire monter la pression et une volonté de débuter une nouvelle ère. Vingt-deux longs métrages, avec huit cinéastes n'ayant jamais eu les honneurs de la compétition, concourent cette année pour la Palme d'or. Aux côtés du vieux routier comme Clint Eastwood avec Changling, de très probables révélations avec notamment Serbis de Brillante Mendoza consacré aux gigolos ou Ce cher mois d'août de Miguel Gomes qui peut représenter avec force le cinéma portugais. Un grand retour avec le quatrième volet des aventures d'Indiana Jones (et le royaume) et après Paris, présenté l'an dernier, un film collectif Tokyo de Boong Hoon-Ho, Leos Carax et Michel Gondry. Les flashes ont crépité pour accueillir l'acteur-réalisateur américain Sean Penn, président du jury, composé des acteurs Natalie Portman, Sergio Castellitto, Alexandra Maria Lara et Jeanne Balibar, ainsi que des cinéastes Alfonso Cuaron, Apichatpong Weerasethakul, Rachid Bouchareb et Marjane Satrapi. Cette prestigieuse manifestation s'est donc ouverte mercredi dernier, avec le premier film en compétition, Blindness (Aveuglement) du Brésilien Fernando Meirelles, qui laisse dubitatif malgré sa pléiade de stars : Julianne Moore, Mark Ruffalo, Danny Glover et Gael Garcia Bernal. Pour ce film américain, Fernando Meirelles s'aventure dans un récit qu'il ne parvient pas à maîtriser de bout en bout. Dans une ville, les habitants sont progressivement tous atteints de cécité. Craignant une épidémie, le gouvernement les enferme au fur et à mesure dans un centre d'internement. Après le couplet : c'est dur d'être aveugle dans un monde moderne comme le nôtre, arrive l'inévitable morale maintes fois développée au cinéma : dans des situations extrêmes (enfermement, promiscuité, manque de nourriture, prise de pouvoir par un groupe, humiliation, violence) l'homme se transforme en bête. Mais pour monter ce qui se passe, il fallait bien des yeux et ce sont ceux de la femme d'un «malade» (qui s'est laissé volontairement mais secrètement enfermer avec lui). Le film est alors l'alternance de séquences d'un blanc lumineux (la perception du réel par les non-voyants) et celles plus que réalistes qu'observe la seule rescapée de ce mal mystérieux. Peter Brook avec Sa majesté des mouches avait fait beaucoup mieux, en 1963, sur un thème très semblable. Leonora de l'Argentin Pablo Trapero ne s'aventure, lui non plus, dans la comédie puisqu'il raconte l'histoire d'une étudiante enceinte, Julia, accusée et condamnée pour le meurtre de son ami. Laissant de côté la résolution du crime (on ne saura jamais qui a vraiment tué), le cinéaste décrit très précisément l'univers carcéral des femmes emprisonnées et plus particulièrement celui des mères accouchant en prison et qui peuvent garder leurs enfants jusqu'à l'âge de 4 ans. Le parcours de Julia est assez poignant puisqu'elle se verra enlever son enfant par sa propre mère qui l'avait abandonnée mais elle trouvera force et détermination dans l'amour qu'elle porte à son petit garçon. Avec une mise en scène assez sobre, sans pathos et une excellente interprétation de Martina Gusman, le film gagne le cœur du public. Pour son 3e film en compétition (Uzak, en 2003, avait remporté le grand prix), le Turc Nuri Bilge Ceylan s'aventure lui aussi sur le chemin du drame avec les Trois Singes. Un homme politique, à la veille d'une élection régionale, tue accidentellement un passant en pleine nuit et demande à son chauffeur d'en endosser la responsabilité (en contrepartie d'une somme versée) pour ne pas compromettre sa carrière politique. Le chauffeur écope donc d'une peine d'emprisonnement et en son absence sa femme et son fils doivent affronter les turpitudes de la vie. À sa sortie de prison, Ismael doit affronter une autre réalité. Le magnifique décor d'une ville portuaire, filmée à différents moments de la journée, colle au plus près des sentiments tumultueux des personnages. Le titre fait référence aux trois singes de la tradition japonaise : Mizaru (celui qui ne voit pas), Kikazaru (celui qui n'entend pas) et Iwazaru (celui qui ne parle pas). Un film très juste sur le mensonge, la tromperie, le pardon, l'amour et la haine. Autre plongée dans l'insoutenable avec Hunger (Faim), premier film de l'Anglais Steve Mac Queen (artiste vidéaste lauréat du prix d'art contemporain Turner Prize en 1999), consacré à Bobby Sands et à ses camarades détenus. C'est le récit dépouillé des grèves de la faim des républicains irlandais dans la prison de Maze, en 1981, pour obtenir le statut de prisonniers politiques et la mort de Bobby Sands à l'âge de 27 ans, après 66 jours de jeûne. Les décisions individuelles et leurs conséquences, la morale et le sacrifice de soi sont au cœur de ce film éprouvant qui montre sans concession et sans voyeurisme l'acharnement des geôliers, le tabassage des prisonniers ou la lente et douloureuse agonie de Sands avec un corps décharné et supplicié. «Hunger n'est pas seulement un film sur Bobby Sands mais sur les décisions, bonnes ou mauvaises, que prennent les êtres humains et leurs conséquences. Il y avait deux extrêmes, Margaret Thatcher et les grévistes de la faim. Je ne sais pas si Bobby Sands a eu raison ou non, ça n'est pas le problème. Ce qui est sûr, c'est que sa décision a eu d'énormes conséquences sur le processus de paix en Irlande. Je veux questionner la morale des spectateurs, je veux que l'écran soit un miroir», assure-t-il. Artiste de talent, Steve Mac Queen a su trouver une écriture cinématographique qui transcende une lutte menée pour la dignité humaine. Le film a été ovationné par les spectateurs pendant plus de quinze minutes. Un seul regret : qu'il soit présenté dans la section Un certain regard et non en compétition.