Entretien réalisé par Samira Imadalou LA TRIBUNE : Quelle évaluation faites-vous du montant engagé pour le programme quinquennal 2010-2014 ? Mourad Preure : Le montant, 286 milliards de dollars, est significatif et me semble en mesure d'enclencher un cercle vertueux qui déconnecterait à terme la croissance économique nationale des mouvements erratiques des marchés internationaux du pétrole et du gaz. Si l'argent est le nerf de la guerre, je pense que l'Etat manifeste ici la volonté de gagner. Il reste à inscrire cet important effort dans une perspective globale, elle-même reposant sur une vision prospective. Quelle Algérie voulons-nous construire pour les trente prochaines années qui me semblent cruciales ? Car des recompositions géopolitiques lourdes sont en cours. Elles reposent sur une trame, la mondialisation, dont il faut maîtriser les grandes logiques structurantes. La nouvelle économie nous impose un nouveau paradigme de la puissance dans un monde interconnecté avec un accroissement de la complexité et de l'interdépendance. En ce sens, la mission stratégique des Etats est de rendre possibles la compétitivité et l'expansion, notamment internationale, de ses firmes, de ses universités… L'intérêt du projet gouvernemental est qu'il fait une place aux entreprises, qu'il pose en termes clairs le principe de la préférence nationale, ce que je prône depuis longtemps. Les sommes en jeu peuvent, en effet, donner une réalité concrète au patriotisme économique si elles se traduisent par une impulsion décisive des entreprises, si elles créent les conditions d'un véritable partenariat public-privé. Et je crois que les chefs d'entreprise l'ont entendu ainsi. Je pense que le gouvernement se donne les moyens d'une croissance au-dessus des 4% anticipés par le FMI et qui restent en deçà de ce qui est possible et surtout nécessaire pour notre pays. Qu'en est-il des projets définis dans ce cadre ? L'Etat entend, en effet, enclencher un cercle vertueux puisqu'il privilégie les projets structurants avec aussi comme souci la prise en compte des besoins sociaux. Ainsi, les infrastructures, l'agriculture, l'eau et l'habitat sont privilégiés. Mais là encore, le principe de la préférence nationale doit être rigoureusement observé. Il faut éviter les travers du passé où la recherche des meilleurs optimums coûts/délais a conduit au résultat strictement inverse avec en prime une perte de qualité de la gouvernance des projets économiques et l'irruption sur notre marché d'acteurs sans grandes compétences ni références internationales, surtout sans déontologie. Concernant par exemple les deux millions de nouveaux logements, trois millions d'emplois prévus, il ne faut pas, à mon avis, dissocier l'objectif lui-même de l'approche choisie pour l'atteindre, soit impliquer non seulement les moyens nationaux mais pas seulement. Je pense que, de la même manière que les Chinois ont obtenu de EADS, en contrepartie d'une importante commande d'avions Airbus, la construction d'une usine dans leur pays, les commandes publiques peuvent dans les différents secteurs être l'occasion de faire naître de nouvelles filières ou de donner une impulsion décisive au développement de filières en manque de perspectives. Ils peuvent être un vecteur majeur de développement industriel et technologique. Qu'en est-il à votre avis du premier chapitre du programme, à savoir les 130 milliards de dollars consacrés au parachèvement des projets du précédent quinquennat ? J'ai vu que cela a suscité de nombreux commentaires. Cela ne me semble pas le point le plus important. Ce qui est important, c'est à mon avis la continuité qu'il y a depuis les différentes interventions du président de la République réorientant l'approche vers un patriotisme économique, ce que la loi de finances complémentaire 2009 a consacré avec un de ses aspects qui a été à mon avis insuffisamment souligné, à savoir l'encouragement de l'investissement et le principe de préférence nationale. Ici, l'Etat se donne en quelque sorte les moyens de sa politique. Quant aux programmes déjà lancés et managés avec les insuffisances que l'on sait, il faut bien les terminer. Peut-être faut-il signaler qu'on aurait attendu un bilan de ce qui a été fait et la mise en évidence des insuffisances en matière de gouvernance, l'évaluation des conséquences et des responsabilités. Je pense qu'il faut toujours partir d'un bilan et surtout attacher impérativement aux actions une responsabilité et une échéance ainsi qu'un coût qui doit se situer dans une norme. Faute de quoi on ne peut pas avancer. Dans son intervention, le Président a insisté sur le renforcement des moyens de contrôle. Comment à votre avis pourrait ou devrait s'exercer ce contrôle ? Précisément, la question de la gouvernance est essentielle, et nous devons beaucoup progresser dans cette voie. Le contrôle suppose des référentiels, des standards et des normes qui doivent être universels. Il suppose un management moderne qui est responsable sans interférence du politique, des managers qui prennent des risques mesurés et qui ont le droit aussi à l'erreur. Il faut réhabiliter d'abord l'acte de gestion et le porter aux standards internationaux, il faut ensuite des contre-pouvoirs. L'entreprise citoyenne est aussi celle (même lorsqu'elle est privée) qui implique la société dans ses choix stratégiques, qui lui rend compte. Donc, vous voyez que la question du contrôle dépasse le strict cadre des commandes publiques pour se poser comme une exigence éthique. Comme le disait avec beaucoup de justesse Stan Shih, président de Acer, «la société civile elle-même est notre actionnaire. Car à mes yeux l'entreprise appartient à la société […]. Je crois que les entreprises sont au service de la société». Le Parlement, la société civile, la presse doivent jouer un rôle, et un effort pédagogique en leur direction est nécessaire pour qu'ils jouent ce rôle au mieux. Vous voyez que nous sommes bien loin du contrôle strictement policier si je puis dire. Le contrôle, c'est avant tout la citoyenneté, sinon, quelles que soient les parades, les failles existeront toujours. J'ajouterais que, comme cela se pratique dans les pays les plus avancés, l'amour du pays doit être réhabilité et justifier promotions, distinctions honorifiques ainsi que sanctions pécuniaires. Les innovateurs, les managers publics et privés sont au premier rang des concernés aujourd'hui dans ce monde globalisé où les acteurs sont en perte de repères. Comment voyez-vous les grands challenges pour notre pays dans le futur, considérant notamment la crise économique ? Et quel impact, selon vous, peut avoir ce plan à moyen terme en matière de productivité, de croissance ; quelles perspectives peut-il ouvrir… ? Je pense qu'aujourd'hui il nous faut considérer un plan de développement en quelque sorte comme l'impulsion initiale pour enclencher un cercle vertueux de croissance et de création de richesses. La situation est inquiétante pour notre pays comme vous le savez. L'industrie ne représente que 5% du PIB, et nous avons frôlé de près le déficit de la balance des paiements en 2009, n'était la vigoureuse intervention du gouvernement. Les hydrocarbures représentent la quasi-totalité de nos exportations alors même que le phénomène de Dutch disease qu'ils engendrent inhibe toute possibilité d'accumulation hors hydrocarbures. Des secteurs entiers ont disparu ou sont en voie de l'être. Cela alors que l'industrie des hydrocarbures dans le monde est en proie à de violentes convulsions qui se traduisent en dernière analyse dans la volatilité des prix et l'instabilité de nos exportations. J'ai déjà montré dans d'autres analyses que cette instabilité est appelée à se diffuser sélectivement vers les pays les plus dépendants des exportations d'hydrocarbures et compromettre toute possibilité pour eux de trouver des solutions alternatives. Cela alors que l'épuisement des ressources pétrolières et l'explosion de la demande asiatique accélèrent les restructurations en cours et préparent l'avènement de nouveaux rapports de force. Nous vivons, à mon avis, la première grande crise post-mondialisation. Après une fréquence d'une crise tous les dix ans, il me semble que le cycle de Kondratiev tend à se raccourcir car nous avons deux logiques opposées : celle des marchés financiers orientés sur le très court terme, recherchant la volatilité, fortement interconnectés et où de grandes masses financières traversent la planète à la vitesse de l'éclair et, d'un autre côté, celle de l'économie réelle qui, elle, est gouvernée par des logiques de long terme, a besoin de visibilité et prend en compte l'aspect social. La crise de la dette souveraine en Europe montre bien, comme je l'ai déjà montré par ailleurs, que la reprise à fort contenu budgétaire dans les pays OCDE reste fragile et que la sortie de crise sera plutôt en W, qu'elle prendra du temps. 2011 me semble un horizon optimiste, j'ajoute que nous ne sortirons pas de la tempête pour retrouver un ciel serein. Aujourd'hui, les pays euro-méditerranéens, nos proches partenaires, sont dans l'œil du cyclone et l'euro vit une crise qui très certainement lui sera fatale. Justement, comment se présente la situation pour l'Algérie dans de telles conditions ? Dans ces conditions, la qualité de nos anticipations sera déterminante. Que sera le monde les 30 prochaines années et quelle sera notre place dans ce monde ? Il est essentiel que l'Etat joue son rôle d'Etat stratège qui donne le cap et fédère les moyens et mutualise les initiatives en encourageant le partenariat public–privé. Aujourd'hui, la puissance des Etats s'établit sur la puissance des firmes, leur pouvoir innovant, la qualité de leurs articulations avec les universités. L'Etat doit protéger ses entreprises publiques et privées. Mais il ne suffit pas de dire qu'il faut encourager des champions nationaux. Pour mériter ce titre, ces firmes doivent se porter aux standards internationaux au niveau technologique et managérial, et l'Etat a pour mission de leur en créer les conditions. Le principe de la préférence nationale n'a de sens que s'il encourage l'excellence et l'innovation. 286 milliards de dollars d'investissements n'ont de sens qu'en tant que moyen pour atteindre un futur désiré. Je pense que notre pays a d'importants atouts, son expertise industrielle et technologique, sa position géographique, ses ressources énergétiques, surtout sa jeunesse. Il faut croire en nos possibilités et surtout diffuser auprès de notre jeunesse l'esprit de conquête, donner consistance à leur besoin vital de réaliser la grandeur de l'Algérie.