Entretien réalisé par notre envoyée spéciale à Tamanrasset Mekioussa Chekir LA TRIBUNE : Pensez-vous que ce festival dédié à la chanson et à la musique amazighes échappe à la «folklorisation» dans laquelle on confine souvent les activités culturelles ? Abdesslem Abdennour: D'abord, il faut dire que le folklore est intéressant et utile mais c'est la «folklorisation» qui est condamnable. Ce festival est quelque peu sorti de la «folklorisation» peut-être pas par le bon vouloir des autorités mais par celui des participants, notamment les artistes qui sont là pour faire de l'art et pour l'art uniquement. Cela est intéressant car ils chantent et disent ce qu'ils veulent sans contrainte aucune. C'est de l'art pour l'art. A côté de cela, il y a tout le volet scientifique et intellectuel à travers les conférences qui abordent le patrimoine amazigh selon la vision de chaque conférencier. Je pense que c'est un très bon début même si l'on en est à la deuxième édition. En revanche, une telle manifestation dans une région où il n'y a pratiquement pas d'écoute du discours scientifique et intellectuel, en plus du fait qu'elle se tient en pleine période de vacances scolaires et universitaires, ne draine pas de public intéressé. Ce n'est pas uniquement un problème de timing mais d'absence de consommateur de ce genre de discours. En revanche, il y a de l'attente et de l'écoute au niveau artistique. Vous dites que, s'il n'y a pas «folklorisation» de ce festival, ce n'est pas grâce au bon vouloir des autorités. Pouvez-vous être plus explicite ? Je veux dire par là que les objectifs des autorités, si tant est qu'ils sont enrobés d'intentions «folklorisantes», la réalité leur échappe parce qu'il y a une nouvelle génération qui baigne dans une ambiance nationale et internationale qui leur permet une prise de conscience aboutissant à une forme d'autonomie de présence et de participation. L'Etat ne peut pas demander aux artistes de chanter ceci et pas cela, on n'est plus dans cette logique. Bien entendu, il y aura toujours quelques auteurs qui vont aller dans ce sens mais ils seront vite engloutis par le reste qui est plus déterminant. Le fait que ce type de manifestations soit institutionnalisé n'entraîne-t-il pas justement un risque d'instrumentalisation, quand bien même il y aurait des bénéfices à en tirer, notamment aux plans organisationnel, financier… ? C'est ce que je voulais précisément dire. La culture n'est jamais produite par des institutions, elle est aidée, financée et encouragée par ces dernières qui, elles, ne peuvent produire la culture. Si c'est cela, c'est tant mieux car il y a une espèce de redistribution des moyens financiers, à partir de l'argent des contribuables que nous sommes tous, qui permettent à la culture de s'épanouir. Or, il se trouve que nous avons vécu au moins trois décennies au cours desquelles nous vivions des situations où les institutions étaient les organisateurs mais également et en même temps les «orienteurs», si j'ose dire, de l'événement qui était cloîtré dans les visions idéologistes de l'Etat. Cette époque est aujourd'hui révolue et c'est tant mieux. Ce festival, du moins comme l'entendent les organisateurs, s'inscrit dans une démarche globale de réhabilitation et de promotion de la culture et de l'identité berbères. Or, l'on sait tous que, s'agissant de l'enseignement de tamazight par exemple, les objectifs fixés n'ont pas été atteints. Je veux dire par là toutes les contraintes qui empêchent la généralisation de l'enseignement de cette langue en Algérie... Il faut souligner qu'il y a deux choses à séparer l'une de l'autre : d'abord cette nécessité de réparer une justice historique, à savoir la reconnaissance et l'institutionnalisation du fait berbère. Cela n'a pas été une offrande de la part du pouvoir mais la résultante de beaucoup de sacrifices. Il se trouve qu'il y a des mentalités hostiles à cet acquis et qui tardent à disparaître, elles essayent de freiner cet élan de réhabilitation de la langue amazighe, c‘est pourquoi le corps enseignant de cette matière se trouve confronté à d'énormes difficultés. Les institutions en charge de cette promotion travaillent plutôt à freiner la mission pour laquelle ils ont été désignés. Je pense au ministère de l'Education nationale qui s'évertue à réduire les budgets et le personnel en jouant sur des éléments comme l'éloignement de certaines régions, l'absence de postes budgétaires… Dans les régions berbérophones en dehors de la Kabylie, à savoir le Grand Sud, les Aurès, la région du M'zab, je pense que l'on tente de réduire fortement l'avancée de l'enseignement du berbère. Ce qui n'est pas le cas pour la Kabylie, qui a toujours été une région historiquement contestataire et le bastion de la revendication identitaire. Pour être plus concret, les chiffres officiels du Haut-commissariat à l'amazighité révèlent qu'il y a seulement 2 élèves à Tamanrasset qui vont aux cours de langue berbère, 3 à Ghardaïa alors que nous avons des milliers d'élèves en Kabylie et des centaines d'enseignants. Cela est assez révélateur de la fragilité de la revendication identitaire en dehors de la Kabylie. Cela ne témoigne-t-il pas de l'absence d'une réelle volonté politique de redonner sa place à la culture berbère en général dès lors justement que les acquis enregistrés ne l'ont été qu'à la suite d'une revendication et au prix de vies humaines ? Il est clair que nous avons payé ces acquis de notre liberté, de nos vies, beaucoup ne sont pas sortis indemnes des prisons… Même si sur le plan constitutionnel il y a une avancée, sur le plan de la pratique ça reste encore insuffisant. Il n'y a pas eu ce prolongement nécessaire qui accompagne les décisions politiques courageuses, nous prenons bonne note que cela a été le cas. Malheureusement, c'est à croire qu'on a instruit les institutions qui devaient concourir à ce projet pour tirer vers l'arrière. Même s'il y a eu des acquis indéniables, nous restons vigilants car c'est insuffisant. La réparation d'une injustice historique ne peut, par ailleurs, se faire en une décennie mais à mesure que les mentalités et le personnel changent au profit de l'avancée de la reconnaissance de l'identité berbère. La prise en charge intellectuelle de cette préoccupation est en train de se faire à travers des universitaires à Béjaïa, Bouira… qui font un travail merveilleux. L'exemple est donné avec la création de l'Institut de la langue amazighe de Béjaïa. On parle de milliers d'étudiants qui choisissent cette filière, c'est une véritable pépinière de l'élite enseignante. Je suis en contact avec eux et j'accompagne beaucoup d'entre eux en fin d'études, je peux dire que la relève est assurée et j'en suis heureux. Je ne peux m'empêcher de penser à Mouloud Mammeri qui représente à mes yeux le socle à partir duquel tout se fait. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir un seul spécialiste initié qui vous dira avoir démarré sur d'autres bases que les chantiers laissés par Mammeri. Personnellement, il reste pour moi mon professeur, mon université à moi, c'est mon père spirituel, tout ce que je fais est puisé dans les axes de réflexion de Mammeri et je ne pense pas pouvoir puiser cet éventail d'ouverture. Qu'aurait été la question berbère si Mammeri n'avait pas existé ? On l'aurait rencontré de temps en temps dans les musées sans plus et voilà qu'il a donné une âme à la revendication berbère en la dotant de concepts scientifiques avérés et reconnus. Merci Mammeri, merci Da l'Mouloudh !