Photo : S. Zoheïr Par Ziad Abdelhadi Selon des initiés, si nos côtes regorgent de crustacés, il n'est cependant pas donné au premier pêcheur d'aller les saisir. Et pour cause, il faudrait que les marins pêcheurs raclent le fond car ces espèces vivent dans les profondeurs. Ce qui demande de l'expérience et du flair. Les gents de la mer sont unanimes à dire que la crevette algérienne est de très bonne qualité. Dans les livres identifiant la faune marine, on retrouve le «crustacé algericus», nom donné à la crevette qui vit sur les rivages algériens et qui, par sa très grande qualité gustative, a fini par être prisée non seulement localement mais aussi hors frontières. Les Espagnols en raffolent. Une trentaine d'exportateurs de crustacés achètent tout ce qui leur est proposé Ce dévolu étranger sur la crevette locale n'a pas échappé à certains opérateurs nationaux. On compte actuellement une trentaine de sociétés versées uniquement dans l'exportation de crustacés vers les pays de la rive nord de la mer Méditerranée, notamment vers l'Espagne, pays gros consommateurs de crustacés et, de ce fait, très demandeur. «Après que ce produit de la mer a subi les techniques de conservation d'usage, pour arriver dans de bonnes conditions de consommation, les expéditions se font essentiellement par voie aérienne», nous a-t-on expliqué. Un opérateur dont les installations sont à Oran et travaillant en partenariat avec un Espagnol, qui a tenu à garder l'anonymat, nous fera savoir : «Notre carnet de commandes ne désemplit pas, c'est la preuve que la crevette algérienne est très appréciée chez nos voisins de la rive nord.» «Afin d'arriver à satisfaire le gros de nos commandes, nous avons passé des contrats d'achat avec des marins pêcheurs pour qu'ils nous réservent tout ce qu'ils pêchent comme crustacés», soutient-il. Sur les quais, on s'arrache à n'importe quel prix les caisses de crevettes ayant échappé à l'exportation Un constat vérifiable sur les quais de nos ports de pêche. Des cargaisons entières sont livrées à leur propriétaire sans pour autant faire l'objet d'une vente à la criée comme il est d'usage chaque fois que les chaloupes débarquent leurs cageots de poissons pour les exposer aux acheteurs. Les crevettes côtières ne tardent pratiquement jamais sur les quais, c'est dire tout l'intérêt des marins pêcheurs à rapporter des crustacés au lieu de poisson bleu qu'il sera difficile d'écouler notamment durant la saison de la pêche à la sardine. On dit même dans le milieu des pêcheurs que certains opérateurs délèguent un de leurs techniciens sur les chaloupes, suite à un accord préalable, pour se charger du bon traitement des crustacés avant leur mise en caisse. «Un regard curieux, mais rendu nécessaire, pour éviter tout fardage. En quelque sorte pour ne pas donner l'occasion aux marins pêcheurs de tricher ; parfois, dans un même cageot on peut retrouver des calibres tout à fait différents, ce qui n'arrange pas les exportateurs», précise notre opérateur. «Comme tout ce que nous achetons est expédié, nos clients étrangers sont extrêmement exigeants quant au respect du calibrage qu'ils désirent, c'est pourquoi nous ne badinons pas sur cette condition», poursuit-il. Quant à la question relative aux prix offerts par les opérateurs aux fournisseurs, c'est le mutisme total. La loi du silence règne. Pas même des chuchotements. C'est dire qu'en matière de vente de crustacés, entre opérateurs et patrons de pêche, le négoce est plongé dans l'opacité. Dans certains ports de pêche, quand la sortie est bonne, et en période où les exportateurs tournent au ralenti faute de commandes, les démarcheurs des restaurants et grands hôtels raflent tout, sans se soucier du prix demandé. Parfois, pour ne pas repartir bredouilles, ils placent la barre haut, allant même jusqu'à annoncer leur offre de bouche à oreille, laissant curieux les autres acheteurs. Les ventes en haute mer : on en parle souvent dans le milieu des pêcheurs Autre révélation intrigante de pêcheurs que nous avons interpellés lors de notre passage dans plusieurs ports de pêche de l'ouest du pays, la vente du produit pêché en haute mer, loin de tout contrôle. Selon nos sources, des cargaisons entières de crustacés sont transbordées en haute mer sur des embarcations de pêche battant pavillon espagnol. «Cela est d'autant plus vrai quand vous apprenez que tel ou tel palangrier, sorti pour pêcher des crustacés en période de l'année où cette espèce abonde près de nos côtes, revient les cales entièrement vides, d'autant que leurs sorties en mer sont assez longues, augmentant ainsi leurs chances de rencontrer des bandes de crustacés très importantes.» Sur les quais, on évoque aussi l'utilisation du GPS qui permet aux vendeurs en mer de ne pas perdre beaucoup de temps à scruter l'horizon à la rencontre de leurs clients espagnols : l'heure et l'endroit étant fixés au préalable, il n'y a plus qu'à suivre à lettre les orientations du GPS. «Sans la grande vigilance des gardes-côtes, ce trafic aurait pris certainement de l'ampleur, portant ainsi un coup dur à l'économie nationale et privant les consommateurs de crustacés bien de chez nous», nous a affirmé un marin du port de pêche de Bouharoun.Au vu des prix appliqués sur les étals des poissonniers, des franges entières de la population seront privées de goûter aux crustacés. Autant dire que l'achat de quelques centaines de grammes de crevettes est devenu un luxe que ne se permettent que ceux parmi la population qui sont très à l'aise financièrement. En effet, on continue à rester au-dessus de la barre des 1 500 DA le kg de crevettes de qualité et de calibre moyen. Consommer de la crevette ! Un rêve pour des milliers de citoyens Une folie, attestent de nombreux ménages. Et du coup, on réalise mal que les bourses moyennes puissent consommer des crustacés à des prix aussi élevés. D'autant plus que ce prix est dépassé en certaines périodes de l'année où il atteint 2 000 DA. En période de Ramadhan n'a-t-on pas vu ces dernières années des prix jamais atteints : la royale s'étant écoulée à 2 500 DA le kg, un record dans le genre. Dès lors, on aura beau dire que ces prix sont élevés du fait que les quantités pêchées de crustacés, toutes espèces confondues, restent très insignifiantes par rapport à la demande, il n'en demeure pas moins que cet argument est difficile à comprendre. Il faut croire que les exportations sont pour quelque chose dans l'envolée des prix. Des limites dans les quantités de crustacés expédiés instaurées par voie législative seraient les bienvenues pour donner aux consommateurs la possibilité de passer du rêve à la réalité : la possibilité de s'attabler autour d'une bonne grillade de crevettes ou devant un plat de langoustes farcies au moins à chaque saison de l'année et pourquoi pas plus.