Photo : Riad Par Karima Mokrani Derrière le long comptoir du nouveau centre payeur de la Caisse nationale des assurances sociales (CNAS), des femmes se dépêchent d'arranger une pile d'imprimés. Elles consultent et parcourent des écrits qui n'en finissent pas. Des personnes âgées et des malades chroniques attendent, depuis le matin, leur arrivée pour des renseignements sur la carte Chiffa. Une carte à puce qui remplace le carnet du tiers payant. Attente, interrogations et surcharge de travail Un vieil homme demande : «Cela fait plusieurs mois que j'ai remis les pièces que vous avez exigées mais je n'ai encore rien reçu.» Un autre s'enquiert du dossier à fournir pour avoir cette carte ou cette puce. Il n'en sait pas trop mais il fait ce que les autres font pour ne pas avoir de problèmes à l'avenir. Les jeunes femmes derrière le guichet et d'autres agents dans des bureaux nouvellement aménagés s'apprêtent au même jeu de questions-réponses, sans lâcher les documents entre leurs mains. «Nous sommes obligés de travailler à ce rythme pour être dans les délais fixés par notre tutelle», affirme l une des employées, aidée dans son travail par un homme, peut-être son responsable hiérarchique, qui passe d'un bureau à un autre, et d'un papier à un autre, pour vérifier le bon déroulement de l'opération. «On n'a pas droit à l'erreur», dit-il. L'homme est d'autant plus rigoureux sur les détails que les personnes auxquelles ils demandent des pièces ou des informations complémentaires pour la constitution du dossier sont, en grande majorité, des retraités. Des personnes âgées qui n'entendent pas bien ce qu'on leur dit ni ne comprennent ce qu'on leur demande comme pièces ou information. Depuis quelques mois, le carnet du tiers payant est retiré aux vieilles personnes (et aux malades chroniques) et est remplacé par la carte Chiffa. Pas pour toutes. En effet, l'opération se fait par étapes. Lentement, progressivement, pour ne pas «chambouler» le travail des uns et des autres (les agents de la CNAS, les pharmaciens, les médecins, les hôpitaux, les cliniques privées, les sociétés d'ambulances privées…). Bonne ou mauvaise chose, c'est selon ! «Au lieu de donner au pharmacien un carnet, je lui donne cette nouvelle carte. Il l'insère dans son ordinateur, vérifie les données me concernant et me remet les médicaments prescrits sur l'ordonnance», explique l'un des bénéficiaires. Et ce dernier de souligner : «Je ne pense pas que cela change grand-chose pour moi. C'est juste une pièce qui remplace celle d'avant.» Un autre parle de la nécessité de bien entretenir cette carte : «On m'a dit que je dois la protéger contre tout. Il y a une puce à l'intérieur et la moindre attaque extérieure pourrait l'endommager et je risquerais alors de perdre mon droit au remboursement.» Un jeune parle de ce code secret que chaque assuré social doit avoir pour accéder à ce droit de remboursement. Il ne parle pas de lui du moment qu'il n'est pas retraité, ni souffrant d'une maladie chronique mais de son père qui souffre, semble-t-il, de problèmes de mémoire : «Il n'est pas facile pour les personnes âgées de retenir ce code. Elles oublient facilement les choses, comment voulez-vous qu'elles gardent en tête le code secret d'une carte de médicaments ? Je pense que leurs enfants doivent avoir ce code secret et les accompagner eux-mêmes chez le médecin et chez le pharmacien.» Un autre attire l'attention sur un problème lié justement à cette nécessité de «révéler» ce code à un descendant, un proche ou un ami : «Ce sera une bonne occasion d'arnaquer davantage la CNAS. Donner ce code à d'autres personnes leur permettra d'accéder eux-mêmes au remboursement, alors qu'ils n'y ouvrent pas le droit.» Cette nouvelle «technologie» pourra ainsi donner lieu à un «trafic» d'un autre genre. Prescription anarchique des médicaments Dans la pharmacie du quartier, la pharmacienne, la même depuis des années, ne s'accorde pas un moment de répit. Elle connaît ses clients, chacun par son nom, sa maladie, ses médicaments… et ses petites histoires de famille. Elle ne refuse pas un médicament à son client, encore moins une explication sur cette nouvelle carte Chiffa. «C'est une bonne chose dans la mesure où elle permet un meilleur contrôle des dépenses en médicaments mais ça nous pose problème à cause des contrôles de plus en plus nombreux et contraignants. La CNAS nous renvoie l'ordonnance pour la moindre erreur et nous sommes obligés de la remettre, à notre tour, au malade. A son tour, celui-ci retourne chez le médecin pour des rectificatifs», affirme la jeune dame. «Ce n'est pas chose facile pour ces personnes âgées souffrant de plusieurs maladies à la fois», fait-elle remarquer. «C'est le même principe que le livret du tiers payant», précise son collègue. Et ce dernier de clarifier ce point concernant le contrôle des dépenses en médicaments : «Certains malades voient le médecin pour n'importe quel problème de santé et ce même médecin leur prescrit des médicaments sans vérifier ce qu'ils avaient déjà consommés et ce qui leur reste comme stock. Le malade se retrouve avec des quantités de comprimés, de gélules qu'il achète mais qu'il ne consomme pas. Des dépenses supplémentaires pour la CNAS.» Dans d'autres situations, «le malade achète un médicament prescrit par son médecin mais, au bout de quelques jours, il réalise qu'il ne le supporte pas. Il faut donc le changer». Dans d'autres cas, «c'est le médicament qui perd toute son efficacité sur le corps. Il faut donc le remplacer par un autre, plus puissant». Pour les malades diabétiques, «il arrive très souvent que le malade soit obligé de recourir à l'insuline, après des années de consommation de comprimés». En attendant la contractualisation Le contrôle des dépenses de la CNAS en médicaments est l'objectif premier de l'introduction de cette nouvelle carte. Il ne pourrait toutefois être atteint sans une implication réelle des médecins. «Les médecins ne vérifient pas les médicaments déjà donnés à leur malade. Ce serait différent s'ils utilisaient, eux aussi, la carte Chiffa», affirme un pharmacien. Les médecins n'adhèrent pas à cette opération. Du moins dans l'immédiat. Mis à part certains d'entre eux à Annaba, Boumerdès, peut-être quelques wilayas pilotes. «Ça ne les arrange pas. Ils ne veulent pas que leurs tarifs réels soient révélés», lance un pharmacien. Ce dernier leur donne toutefois raison. Le conventionnement avec les médecins est, pourtant, programmé dans le cadre de la contractualisation dont l'utilisation de la carte Chiffa est considérée comme une première étape. Le conventionnement avec les cliniques privées, les sociétés d'ambulances privées aussi. Et, bien sûr, avec les hôpitaux qui commencent à installer des lecteurs pour la mise en service de cette carte. En attendant, les agents de la CNAS travaillent de façon à identifier tous les assurés sociaux à travers le pays, à remettre et à activer ces cartes pour les retraités et les malades chroniques. Les autres assurés sociaux commencent à l'avoir mais ne peuvent pas encore l'utiliser. «Ces cartes ne sont pas encore validées pour les autres assurés sociaux. Ça dépend d'autres considérations mais ça viendra petit à petit», affirme un agent de la CNAS.Un pharmacien affirme sa satisfaction de constater que l'utilisation de cette nouvelle carte est limitée en termes d'espace : «C'est comme le carnet du tiers payant. C'est par zones.» Et de poursuivre : «Imaginons que ce soit généralisé au niveau national ! Ce sera vraiment difficile pour nous de gérer tous les dossiers.» Un avis que ne partage pas les malades qui souhaitent pouvoir utiliser leur carte partout où ils vont. «Ça va venir mais progressivement. On commence par zones, puis par wilayas et après au niveau de tout le pays», dit un responsable d'une agence CNAS à Alger.