De notre correspondant à Tizi Ouzou Malik Boumati Quand l'Etat a décidé, par le biais du ministère des Travaux publics, de défigurer la mythique grand-rue de Tizi Ouzou, actuellement avenue Abane Ramdane, personne parmi la population ne s'est élevé contre l'atteinte à des repères culturels. Seuls les commerçants de la rue grinçaient des dents, mais pour des raisons autrement plus matérielles, au sens financier. Ils savaient pertinemment que les deux trémies prévues allaient menacer leurs affaires. Personne au sein de la population ne s'est inquiété de l'aspect patrimonial de cette rue qui représente en fait le noyau à partir duquel la ville moderne de Tizi Ouzou est née au début du siècle dernier. La grand-rue était ce point de convergence et névralgique de la ville où les cérémonies officielles se déroulaient avant mais aussi après l'indépendance de notre pays. Le rendez-vous était pris à chaque fois au niveau du square où d'ailleurs étaient toujours installées des tribunes. C'était le lieu de tous les rendez-vous aussi puisque même les habitants des autres localités de la wilaya et des autres wilayas du pays se rencontraient toujours à cet endroit quelles que soient les circonstances.C'est dire la rareté de la culture du patrimoine au sein de la population. Et cette situation ne date malheureusement pas d'hier. Il y a quelques décennies, même les ruines romaines de Tigzirt étaient la cible d'un vandalisme sauvage au vu et au su de tous. Ces ruines n'étaient pas détruites par des trafiquants d'objets archéologiques ou des bandes organisées, mais par la population elle-même, inconsciente de l'importance et de la valeur du patrimoine historique et archéologique qu'elle avait et dont elle aurait pu tirer profit si elle avait su le mettre en valeur et l'exploiter. Des habitants de Tigzirt ne se gênaient pas pour mettre, par exemple, des morceaux des ruines romaines de l'ex-Omnium sur les murs de leurs habitations dans un objectif de décoration. C'est resté ainsi durant de longues années avant que l'Etat ne décide de prendre les choses en main et de protéger ce qui restait des ruines romaines, et ce, au début de la décennie actuelle. L'ex-directeur de la culture de la wilaya de Tizi Ouzou, Hachemi Aït Aïssi, avait réalisé un travail remarquable dans le secteur archéologique. C'est en effet sous sa direction que beaucoup de vestiges anciens ont été découverts par une équipe de jeunes archéologues qu'il avait mise en place. Ces jeunes archéologues allaient par monts et par vaux, sillonnaient villages et hameaux à la recherche de la moindre trace de passage des civilisations antérieures. Depuis quelques années, l'Etat, à travers la direction de wilaya chargée de la culture, commence à redonner sa place à la question du patrimoine. Beaucoup de sites historiques et archéologiques ont été classés. Certains ont même bénéficié d'enveloppes budgétaires qui ont permis de lancer des opérations de restauration et de réhabilitation. Les maisons natales des leaders de la révolution algérienne, Abane Ramdane et Krim Belkacem à Larba Nath Irathen et Aït Yahia Moussa, la maison où a eu lieu le tirage de la déclaration d'indépendance à Ighil Imoula, la maison natale de Lalla Fatma N'soumeur, l'héroïne de la résistance populaire de 1857, le village historique d'At Lqaïd, dans la région des Ouadhias, l'ancien siège de la mairie de Tizi Ouzou figurent parmi les sites en restauration. Après finalisation des travaux, ces sites devraient être ouverts aux visiteurs. Mais pour l'heure, aucune date n'est arrêtée quant à la fin des travaux ou l'ouverture des sites, les chantiers prenant souvent du retard pour diverses raisons. Toutefois, l'action de l'Etat ne peut suffire à elle seule pour la promotion et la préservation du patrimoine, y compris avec les actions de sensibilisation classiques en direction de la population, telles les expositions, les conférences et même les caravanes. En matière de patrimoine, le mal est vraiment profond dans la société, particulièrement chez la frange juvénile. De nombreux jeunes interrogés disent ne pas savoir ce qu'est le patrimoine. Beaucoup d'autres avouent ne s'être jamais s'intéressés à cette question, la considérant comme négligeable, comparativement à leurs préoccupations quotidiennes, sociales et économiques. «Je suis un chômeur de 25 ans, que voulez-vous que je fasse avec le patrimoine si je n'arrive même pas à aider mon père financièrement ?» demande Ali, un technicien en froid qui peine à trouver un travail décent. Son voisin, un ingénieur de 47 ans, interviendra dans la discussion pour dire que «pour inculquer l'importance du patrimoine et la nécessité de le préserver et le promouvoir, l'Etat doit agir dès l'école où l'enfant apprenant saisira, très tôt, l'importance du patrimoine». Car, si on ne connaît pas la valeur et l'importance du patrimoine, on ne peut s'y intéresser et encore moins le protéger. L'Etat prendra-t-il des dispositions dans ce sens ? Notre interlocuteur en doute. Et pour cause, les programmes scolaires sont déjà trop chargés et les enfants n'ont même plus le temps de vivre leur enfance, de s'amuser, se détendre, faire du sport ou s'initier à un art. Comment alors peut-on rajouter une autre matière, si intéressante soit-elle, quand l'enfant a déjà du mal à assimiler tout ce qu'on lui sert ? Et quand bien même on le ferait, le patrimoine aura la même place que l'histoire qui, comme tout le monde le sait, est loin d'être la matière la plus captivante, et il sera donc abordé avec le même désintérêt par les élèves. Mais il faut espérer que l'Etat songe à cela. Seul l'avenir nous le dira.